8 juin 2000 |
"LE QUÉBEC, LE QUÉBEC, AU-DESSUS DE TOUT
DANS LE MONDE? "
Dans le Devoir du 21 mai 2OOO ("Gilles Vigneault
a écrit un hymne à la souveraineté du Québec"),
Gilles Vigneault donne une définition assez originale du
terme nationaliste: "Les gens qui restent nationalistes,
de bon aloi, c'est-à-dire ouverts sur le monde".
C'est exactement l'opposé de ce qu'on entend, normalement,
par un nationaliste, à savoir quelqu'un qui porte des oeillères,
qui ne voit que " mon pays d'abord " ("Right
or wrong, my country"), qui ne voit pas plus loin que le
bout de son nez, "qui incarne ou prétend incarner
et servir avant tout sa nation (en se défiant de toute
tendance internationaliste)" ( Petit Robert).
Un social-démocrate par exemple, peut-il, de
bonne foi, être nationaliste? D'après Rosa Luxemburg,
il ne le peut pas : ou il est nationaliste, ou il est social-démocrate.
Nationaliste, dans le monde d'aujourd'hui et surtout en Europe,
est devenu un synonyme de chauviniste, d'après N.Chauvin,
soldat enthousiaste et naif de l'empire napoléonien. Nationalistes
sont tous ceux qui se définissent, eux-mêmes, comme
nationalistes: Jörg Haider, Le Pen, Chirinowsky, Milosevich,
Saddam Hussein, Gadafy. Le nationaliste veut, à tout prix,
se distinguer de son voisin, il insiste sur la différence.
La phrase de Schiller : " Tous les hommes deviennent frères
", avec la musique de Beethoven, est une horreur, un blasphème
pour un vrai nationaliste.
Dans le méme article du Devoir, Gilles Vigneault
promet de présenter un hymne national à la souveraineté
du Québec, au Festival d'été, le 8 juillet
2OOO. J'aime et admire Gilles Vigneault, j'aime et admire son
Gens du pays. Cette chanson entraînante ne suffit-elle
pas comme "chanson rassembleuse"? Est-ce qu'il faut
encore conjurer le "sang impur" des autres, parce qu'ils
sont "les autres"? L'Allemagne, heureusement, s'est
débarrassée de son hymne national, jugé trop
nationaliste, au moins le premier couplet : "L'Allemagne,
l'Allemagne au-dessus de tout, au-dessus de tout dans le monde";
ce premier couplet, aujourd'hui, n'est chanté que par les
nationalistes les plus irréductibles. (En 1937, le couplet
en question était élévé au rang de
"la chanson la plus sacrée du peuple allemand",
par nul autre que Adolf Hitler.)
Le nationalisme, au dix-neuvième siècle, était
une force révolutionnaire, libératrice. Au vingtième
siècle, quand les peuples ont tendance à s'unir
au-delà des frontières nationales, il est devenu
un anachronisme, taché de sang. Le grand poète
autrichien Franz Grillparzer (1791-1872) parlait comme prophète
quand il écrivait : "De l'humanisme au nationalisme,
du nationalisme au bestialisme." ( Von der Humanität
zur Nationalität, von der Nationalität zur Bestialität.)
Je souscris volontiers à la position de Grillparzer, tout
en refusant celle de Gilles Vigneault, au sujet du nationalisme
et des nationalistes.
En 1945, je partageais la tristesse de ma grand-mère à cause de l'interdiction, par les forces d'occupation, de l' hymne national allemand : "L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout"; aujourd'hui je ne verserais plus de larmes à cause d'un hymne national. Les hymnes nationaux sont interchangeables, plusieurs sont agressifs, chauvinistes et sanguinaires. Pour ne donner qu'un exemple, dans l'hymne francais, on exprime le vu que les sillons de labour soient imprégnés du sang impur des ennemis. Les hymnes nationaux, en dépit de leurs grandes paroles et de leurs proclamations grandioses, sont drôlement primitifs, ridicules et stupides. Du point de vue littéraire, ils sont totalement insignifiants. Des soixante-treize exemples que présente le livre Hymnes nationaux de Reclam, deux tout au plus ont été écrits par des poètes qui mérite cette appellation.
Tous les hymnes nationaux sont mensongers. Ils sont des reliques du dix-neuvième siècle, même quand ils ont été écrits au vingtième. À chaque hymne national on devrait adjoindre, dans le sens des " hymnes populaires " de Karl Kraus, un anti-chant national, une parodie, pour ridiculiser l'original une fois pour toutes, du moins auprès de ceux qui comprennent. Cela ne servirait probablement pas à grand-chose. On emprisonnerait peut-être les auteurs de telles parodies, on les passerait vraisemblablement par les armes, sinon on les injurierait et on les menacerait certainement. Après que le monde s'en fut sorti pendant quelques milliers d'années sans hymnes nationaux, dans les cent dernières années s'est imposé le dogme que même le plus petit des États devrait avoir son propre hymne national, si niais soit-il. Car les hymnes nationaux font partie de l'instrumentation de ceux qui commandent. Avec leur pathos artificiel et leur idéal exagéré, ils contribuent à masquer les vrais problèmes d'un pays, comme le chômage, la tutelle étatique, la destruction de la nature.
Notre monde est peuplé des innocentes victimes des nationalistes
de toutes couleurs. Cher monsieur Vigneault, je suis encore traumatisé
par le nationalisme allemand : épargnez-moi, s'il vous
plaît, du nationalisme québécois. En d'autres
mots : le nationalisme allemand me donne encore des cauchemars,
365 nuits par année en moyenne. Brûlez donc votre
hymne national, ou enfermez-le dans un coffre-fort jusqu'à
l'an 3OOO, et le peuple du Québec vous bénira.
LA LOI 118: LES RISQUES D'UN RÈGLEMENT!
Le récent ouvrage de Gérard Bouchard, Genèses
des nations et cultures du monde (Boréal, 2000), montre
que le Québec, comme bien d'autres sociétés,
se construit de continuités en ruptures en fonction d'un
réseau d'influences multiples. "Le survol comparatif
nous a fait voir de surprenants parallélismes dans l'histoire
culturelle des collectivités neuves: des " grandes
noirceurs " entre 1920 et 1960 en Australie, en Nouvelle-Zélande,
aux États-Unis, au Canada, au Québec; des "Révolutions
tranquilles" un peu partout; des effervescences culturelles
dans les années 1960-1970, alimentées par des retours
à la culture populaire et au folklore, mues par une quête
de l'authenticité, des racines, etc." (p. 400-401).
D'après Bouchard, l'aube du deuxième millénaire
est une autre de ces échéances et "la principale
difficulté (elle nous semble conditionner toutes les autres)
tient dans la crise de la culture savante québécoise"(p.
180).
Le ministre de l'Éducation vient de proposer, en seconde lecture, le Projet de loi no 118 appuyé d'une déclaration publique intitulée: "Une réponse à la diversité des attentes morales et religieuses". Il y déclare, entre autres: " D'entrée de jeu, je tiens à vous dire que, dans notre recherche de la direction à donner en matière d'éducation religieuse pour les années à venir, nous avons préféré adopter une démarche pragmatique. Nous n'avons pas privilégié une approche uniquement juridique, idéologique ou philosophique". Atténuer ainsi, dans le monde de l'éducation, ce qui relève de la culture savante, peut être inquiétant. C'est encore Bouchard qui écrit que "les rapprochements et les métissages féconds ne peuvent survenir que dans le respect de la vie intellectuelle et de ses exigences plutôt que dans la dilution au nom d'une démocratisation mal comprise" (p. 180).
La Loi 118 et la déclaration du ministre, tout comme les documents antérieurs issus de la Commissions des États généraux sur l'éducation (1996) puis du Groupe de travail sur la place de la religion à l'école (1999), ont en commun d'avoir voulu régler la question de la religion à l'école. Cependant, aucun de ceux-ci n'a proposé de définitions argumentées des réalités concernées, si bien que les discours passent indifféremment de la confessionnalité à la religion, puis de l'éducation religieuse à l'enseignement religieux et à la culture religieuse comme si tous ces termes étaient synonymes. De quelle religion à l'école parle donc la loi 118? S'agit-il de l'expérience humaine de recherche et d'ouverture à soi, aux autres et au transcendant, ou des institutions qui rassemblent les communautés d'appartenance?
Dans les années 1960, des chercheurs avaient observé la désaffection massive des Églises et des pratiques tant au Québec qu'ailleurs en Occident et prédit la fin de la religion. Cependant, les choses ont évolué différemment et des sociologues tels Danièle Hervieu-Léger pour la France ou Raymond Lemieux pour le Québec ont analysé les recompositions socioculturelles du religieux. Certaines se rattachent à des repères institutionnels de longue tradition, d'autres donnent dans l'ésotérisme ou se posent en négation de tout absolu.
Cette nouvelle complexité du religieux ne peut être ignorée d'un système d'éducation qui tend à éduquer des citoyens honnêtes et conviviaux. Or, la loi 118 impose, par rapport aux acquis antérieurs, des coupures radicales. Elle élimine au départ le statut confessionnel des écoles publiques. Cela rejoint un sentiment général de plusieurs personnes et groupes qui avaient toutefois manifesté que cela ne devait pas être préjudiciable d'un enseignement religieux de qualité. La présence politique de la religion dans le Québec de l'an 2000 n'a plus rien à voir avec ce qu'elle fut, et la responsabilité administrative des autorités religieuses dans le système scolaire n'a plus sa raison d'être dans des états démocratiques dotés de compétences matérielles, juridiques et éthiques. Toutefois, que cet article de loi serve de levier pour "exclure la possibilité, pour une école publique, d'adopter un projet particulier de nature religieuse" surprend. Le ministre dit que "le retrait du caractère confessionnel entraîne comme corollaire qu'il ne sera plus possible d'admettre qu'une école publique devienne l'école d'une seule confession religieuse"! Est-ce qu'un projet particulier de nature religieuse veut nécessairement dire projet d'une seule confession religieuse et faudra-t-il désormais faire la preuve que les projets particuliers n'ont pas de dimension religieuse pour qu'il puisse se réaliser dans une école publique?
Loin de favoriser une meilleure qualité de l'enseignement religieux, les articles de la loi qui s'y rapportent annoncent une coupure inattendue et majeure du temps d'enseignement. A-t-on bien pris la mesure de l'évolution de l'enseignement religieux au Québec depuis une trentaine d'années? Non seulement les contenus ont constamment évolué en fonction des acquis de la théologie et des sciences religieuses, mais aussi de la pédagogie, de la réflexion éthique et du pluralisme religieux. Le programme adopté pour le primaire, en 1996, intégrait, en les définissant soigneusement, les compétences relatives aux récits bibliques, au discernement moral, à l'intériorité, à la rationalité des convictions religieuses et au pluralisme religieux.
La loi annonce aussi la suppression des institutions politiques (comités confessionnels, sous-ministre associés), chargées de gérer ce secteur. Les nouvelles structures, un Comité sur les affaires religieuses et un secrétariat aux affaires religieuses, sont liées à la personne du ministre en poste, le faisant ainsi, à toute fin pratique, ministre de la religion à l'école. Rien ne réglemente le rôle ni la participation des autorités religieuses dans ce secteur d'éducation. À plus ou moins long terme, la loi rend davantage possible l'intégrisme ou l'intolérance que seules peuvent contrer des mesures de discussions, de contrôles et d'approbations consenties en fonction de compétence officiellement reconnue.
Devant l'ensemble de ces suppressions, la loi présentée comme "réponse à la diversité des attentes morales et religieuses" a plutôt l'allure d'un discours tendant à exclure de l'école, à plus ou moins brève échéance, les attentes morales et religieuses. Le pragmatisme qui a présidé à sa rédaction n'a guère mis en valeur un enseignement religieux public comme apport à la formation des citoyens. Pourtant, quand on regarde la façon dont ont évolué l'expérience et l'enseignement religieux en Occident, on est frappé par les efforts de dialogues interreligieux, en particulier chez les jeunes. Dans un ouvrage récent intitulé D'Assise à la cour de récréation. Pédagogie du dialogue interreligieux (Paris, Cerf, 1999), Gilbert Caffin et Anne-Bénédicte de Saint-Amand écrivent: "Le dialogue interreligieux n'est pas un dialogue entre les religions, il est toujours une relation entre des personnes, et ce dialogue ne va pas de soi. Il faut le construire" (p. 31).
Dans des sociétés aussi multiethniques que le Québec, l'éducation à la tolérance ne peut que profiter d'un enseignement religieux qui permette aux élèves de se définir eux-mêmes comme sujets autonomes, aptes à entrer en dialogue avec les autres. À ce propos, on ne peut que souhaiter une loi qui, plutôt que de diluer le religieux, cherche à donner à l'École québécoise les moyens réalistes pour permettre à l'ensemble de ses élèves d'acquérir des repères signifiants qu'ils ne trouveront nulle part ailleurs.
|