![]() |
11 mai 2000 ![]() |
"Nous nous dirigeons vers une société du savoir dans laquelle l'intelligence collective s'identifie à l'univers économique et au marché... La communauté scientifique a eu un rôle séminal à jouer dans le développement d'une écologie du savoir mais elle va perdre ce rôle prépondérant parce que tout le monde va dorénavant participer à son développement... C'est dur à entendre pour un universitaire mais la fusion entre l'Homo academicus et l'Homo economicus est en cours ... Les universités devront devenir marchandes." Voilà quelques-unes des phrases-choc lancées par le philosophe Pierre Lévy lors de la conférence de clôture de la 18e édition du Séminaire Alfred-Houle, qui se déroulait le 28 avril à la Faculté des sciences de l'administration. Auteur d'une dizaine d'ouvrages de réflexion dont La machine univers (1992), Les technologies de l'intelligence: l'avenir de la pensée à l'ère informatique (1993), L'Intelligence collective (1994) et plus récemment World philosophie: le marché, le cyberespace, la conscience (2000), Pierre Lévy voit, dans la convergence entre le monde de la recherche universitaire et le monde économique, "une tendance qui vient de loin et qui se projette dans l'avenir". |
![]() |
Photo Marc Robitaille |
La ville-imprimerie post-moderne
Les universités sont apparues au 12e siècle
dans les villes où le nombre et la diversité des
citoyens favorisaient l'émergence des idées, a-t-il
rappelé. L'invention de l'imprimerie a ensuite favorisé
la libéralisation des échanges des connaissances
produites par cette collectivité. En quatre siècles,
la communauté scientifique a produit plus de connaissances
que pendant tout le reste de l'histoire de l'humanité.
"Mais ce qu'elle a surtout inventé, insiste le philosophe,
c'est un mode d'interactions entre les personnes. Elle s'est donné
des règles qui valorisent et favorisent la créativité
et l'originalité et qui rejettent les arguments d'autorité.
Ce n'est pas un hasard si le marché mondial s'est développé
pendant cette période. Le marché est une forme d'intelligence
collective."
Le résultat est que nous vivons aujourd'hui dans un monde où la richesse d'une nation ne dépend plus de l'état de ses ressources naturelles mais de l'originalité des idées et des compétences coopératives de ses citoyens. Les frontières entre l'activité scientifique et l'activité économique sont de plus en plus floues et le cyberespace, qui est à la fois l'imprimerie post-moderne et la nouvelle ville virtuelle inventée par la communauté scientifique, est le lieu de convergence d'un marché de plus en plus libre. "Les deux mondes se rapprochent et le marketing en est la meilleure illustration. Grâce au cyberespace, les spécialistes du marketing tracent les mouvements de l'intelligence collective de façon de plus en plus fine. On peut y voir une forme de manipulation mais, en bout de ligne, cette manipulation est contrôlée par les consommateurs eux-mêmes. C'est un processus circulaire dont le produit final est peut-être de prendre conscience de soi-même."
L'université inc.
Aujourd'hui, les entreprises porte-étendards de la nouvelle
économie font de la recherche, obtiennent des brevets,
offrent de la formation et des activités conseil tout comme
les universités. Le monde économique a adopté
les manières de faire de la communauté scientifique.
"Ainsi, le cyberespace est une invention de la communauté
scientifique dont le monde des affaires s'est emparé. Tout
comme les chercheurs, les gens d'affaires sont maintenant toujours
en réunions ou en colloques quelque part, à se projeter
des présentations PowerPoint."
Inversement, les universités doivent maintenant se considérer comme étant sur le marché, non seulement en concurrence les unes avec les autres, mais également avec les autres institutions de la connaissance puisqu'il existe aujourd'hui, aux États-Unis du moins, des universités d'entreprises comme celles de DuPont, Monsanto et Microsoft. "Avec les coupures gouvernementales, les universités classiques vont dépendre des contrats de l'industrie pour la recherche et des demandes de formation des étudiants. Ces étudiants vont se diriger dans les programmes où ils trouveront de l'emploi. Le marché recherche des personnes qui possèdent des qualités qu'une machine n'a pas: la créativité et la capacité de collaborer avec d'autres personnes à l'intelligence collective. "C'est le bon lot des universités de les former et on a avantage à bien faire notre travail."
Le bien commun
Lui-même professeur au Département d'hypermédia
à l'Université de Paris 8 et à l'Université
du Québec à Trois-Rivières, Pierre Lévy
est bien conscient que cette marchandisation de la connaissance
choque ses collègues. "Pour ne pas vivre cette situation
avec tristesse et ressentiment, je propose qu'on apprenne à
regarder l'argent de façon plus sympathique, comme une
unité de mesure épistémologique. L'argent
récompense les bonnes idées, en affaires comme en
sciences. Vous en savez quelque chose lorsque vous faites des
demandes de subventions."
La marchandisation du savoir n'a pas complètement submergé la nouvelle ville virtuelle, reconnaît cependant Pierre Lévy. Il se trouve quelques foyers de résistance qui utilisent les mêmes outils que les puissances du cyberespace pour créer des zones de libre-échange des idées, affranchies de toute transaction marchande. "La communauté Linus et les communautés qui mettent en ligne des oeuvres musicales en sont de bons exemples. Il existe peut-être des savoirs qui, pour le bien commun, doivent échapper à l'appropriation."
![]() |