11 mai 2000 |
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Extraits d'une allocution prononcée le 27 avril à
l'occasion du colloque marquant le 15e anniversaire du
Centre de recherche en biologie forestière.
Il n'y a pas de semaines où mes discussions avec les collègues, tant ici qu'ailleurs, ne me confirment un certain survoltage du système. C'est un euphémisme indiscutable. Prenez, par exemple, la tâche du professeur universitaire telle que comprise par notre ministre de l'Éducation. Cette tâche devrait correspondre à plus d'une demi-douzaine de cours à enseigner par année, tout le reste étant de l'ordre du superflu, comme la formation au niveau gradué et la quête de subventions. On espère bien qu'ils nous fourniront les manuels scolaires avec ça.
Ou encore, la tâche de l'étudiant-chercheur, telle que vue par un autre ministre visionnaire de l'Éducation il y a quelques années, qui consistait à accomplir le miracle de faire toujours plus avec des durées d'études raccourcies. Dans tous ces cas, les exigences se multiplient avec une diminution constante des ressources disponibles. Et souvenez-vous des slogans ronflants depuis dix ans: après l'époque de l'excellence, est venue celle de l'exigence. Je me demande bien si on n'est pas tombé par hasard dans celle de la potion magique ou celle de l'ignorance.
Il s'est tenu récemment un colloque au Smithsonian Institution, à Washington, où de réputés chercheurs, dont l'écologiste Edward Wilson, discutaient des compétences nécessaires à tout bon biologiste en ce tournant de l'an 2000. On y a évoqué, bien sûr, la nécessité d'une compétence aiguë dans un domaine scientifique particulier mais, en même temps, des compétences significatives dans les domaines connexes de recherche, pour favoriser une meilleure réceptivité vis-à-vis des nouvelles entreprises plus globales de recherche et qui ont recours à des approches multiples. Retenez bien ce mot, "global"; il reviendra souvent.
L'ère du scientifique "en kit"
Il y a donc là, au niveau des attentes vis-à-vis
d'un scientifique idéal et de sa formation, une ambivalence
qui nous force à concocter un savant mélange de
connaissances spécifiques et de culture plus générale,
afin de favoriser ce que j'appelle "l'empathie interdisciplinaire".
On peut le voir de façon tangible au niveau des exigences
accrues de la formation graduée, à savoir: la nécessité
d'atteindre une certaine compétence scientifique, d'acquérir
un sens critique et un certain degré d'autonomie mais également,
une bonne culture générale, des talents de communicateur,
la maîtrise de deux, voire trois langues, une expérience
souhaitable en enseignement, d'être statisticien, graphiste,
infographe et informaticien à ses heures, etc. La liste
s'allonge continuellement et pourrait se résumer à
ceci: tout pour être compétent dans un marché
devenu global et changeant et ce, le plus rapidement possible
et à faible coût. IKEA ne ferait pas mieux.
Ces exigences sont également ambivalentes au niveau du marché du travail, là où le discours des PDG visionnaires demeure malgré tout ambigu quant au type idéal de finissant: d'un côté, capacité d'adaptation et d'innovation, surtout en demande par les secteurs de la nouvelle économie, et d'autre part, formation moins polyvalente et plus pointue, surtout du côté des secteurs de la vieille économie. Il est cependant clair que les attentes ne cessent d'augmenter à la vitesse grand V. Notre directeur de programme devra arriver encore plus tôt le matin.
Un piège darwinien?
L'autre tendance profonde qui m'intéresse aujourd'hui
émane des politiciens qui ne cessent, avec le mince réinvestissement,
de complexifier et de multiplier les nouveaux programmes et organismes
subventionnaires et où les logos, les mini-réseaux,
les méga-réseaux, les méga-infrastructures,
les livrables et les problématiques globales sont devenus
les denrées de base. Ce global, il est palpable au niveau
des problématiques environnementales mêmes. Prenez
l'exemple des changements climatiques, de la biodiversité,
de la précarisation des dernières forêts dites
naturelles, tant tropicales que boréales, ici même.
Ou encore, à l'autre extrême, au niveau moléculaire,
le déchiffrage du génome humain, les OGM, qui sont
des entreprises devenues globales, tant du point de vue scientifique
qu'économique.
Les scientifiques sont désormais poussés à être des gestionnaires de réseau, des abonnés assidus des plans "AirMiles", à brasser de grosses affaires, à jouer du coude, à passer le plus clair de leur temps à être évalué, à évaluer les autres et faire des rapports, et ils doivent démontrer quasi quotidiennement les retombées pratiques de leurs recherches et leur compétitivité. De là à penser que nous sommes tous pris dans le piège darwinien des grands courants imposés par l'Organisation mondiale du commerce et les honorables Bill Gate du nouvel ordre mondial, il n'y a qu'un pas aisé à franchir mais que je ne ferai pas aujourd'hui.
Bienvenue dans la "Big League"!
Eh bien, ces nouvelles façons d'entrevoir les problématiques
et de poser les questions à une échelle plus globale
forcent l'empathie interdisciplinaire, le regroupement des esprits,
l'utilisation d'approches intégrées, mais elles
imposent également la recherche à distance et elles
requièrent l'accès à des technologies et
des infrastructures toujours plus imposantes et que peu de chercheurs
peuvent se permettre individuellement. Ce qui est nouveau, c'est
que ces tendances déjà fermement ancrées
en physique et en astronomie par exemple - pensez aux accélérateurs
de particules ou au télescope Hubble - ces tendances, dis-je,
frappent présentement de plein fouet la biologie dans son
ensemble. C'est ce qu'on appelle, au sud d'ici, la "Big Science".
J'ai encore mieux comme terme: la "Global Science".
À jouer à ce jeu, on ne sait trop si le balancier va trop loin, aux dépens des éléments qui doivent nécessairement constituer le global. Ce global et ce "Big League", il est devenu la force motrice de l'emballement du système, je crois bien. On dirait une accélération du pouls cardiaque de l'espèce humaine, en fonction d'un agenda global souvent trop furtif et auquel la science en général et le Québec ne semblent pouvoir échapper.
Le temps des opportunités
Mais, en même temps, il demeure des côtés
positifs. Jamais période n'a présenté autant
d'opportunités en recherche. La culture scientifique du
public s'améliore, inégalement et trop peu, trop
tard, diront certains, mais le public s'implique davantage dans
les grands débats scientifiques, il les suscite même,
comme on a pu voir récemment par rapport aux OGM. Ce qui
ne peut que rétrécir le trop grand fossé
d'ignorance séparant la société de ses scientifiques.
Également, les moyens d'analyse et de détection des phénomènes biologiques n'ont jamais été aussi raffinés, lorsqu'on peut y avoir accès bien entendu. Encore récemment, j'aurais jugé impensable de vouloir tester certaines hypothèses de recherche, comme celle de faire des simulations confirmatoires avec des mois de calcul sur une station de travail, alors que ça s'est fait en quelques jours sur le super-calculateur, ici même au Centre de bioinformatique. Et quand on obtient les résultats, je dois avouer que des petites joies comme celle-là, c'est une bonne partie de ma justification d'être un scientifique. Plusieurs autres exemples surgissent à mon esprit, que ce soit en génomique, en étude des processus physiologiques, en écologie fonctionnelle et appliquée, et où la complexité des phénomènes peut être analysée et comprise à un niveau jamais égalé.
Et c'est à ce chapitre, je crois, que la communauté scientifique et la société doivent faire le trait d'union, dans le respect mutuel de leurs agendas respectifs. Pour la société, trouver des solutions, bien sûr!, mais pour le scientifique, lui dégager une marge de manoeuvre pour qu'il puisse réellement faire son travail de chercheur et de compréhension du problème, la solution n'en sera que plus valide. Nos amis du monde politique et de Québec Inc. n'en sont pas encore rendus à ce niveau de compréhension, malheureusement.
Et je dois rappeler ici une notion tellement élémentaire qu'on ne l'a jamais comprise dans les hautes sphères du domaine politico-économique: il faut d'abord chercher à comprendre avant de trouver. Vouloir sauter la première étape pour mieux séduire ou réduire la seconde étape en une simple opération de poudre aux yeux ne pourra fonctionner longtemps, et les scientifiques ont le devoir d'en informer le public. Le prospect d'un monde scientifique devenu corporatiste et Hollywoodien est à nos portes, et à chacun d'en faire son analyse et de faire ses choix.
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