10 février 2000 |
Onze heures du matin, un dimanche plutôt frisquet de
février. Par les vitres du Bistrot Livernois, au1200 rue
Saint-Jean, on aperçoit des passants emmitouflés
qui affrontent le vent glacial. A l'intérieur, par contre,
l'atmosphère se réchauffe à vue d'il. Une
vingtaine de participants discutent et réfléchissent
ardemment sur une question controversée: "Doit-on
opposer raison et passion?" Vous voilà en effet plongé
dans l'intimité du "Café philo de Québec".
Cette rencontre, organisée à l'initiative de quelques
mordus, a lieu en effet tous les premier et troisième dimanches
de chaque mois. Petites impressions glanées au fil de la
conversation.
C'est d'abord un étudiant à la maîtrise qui solicite la salle pour l'aider à atteindre un équilibre dans sa vie entre la passion et la raison, même si l'animateur, Antoine Gautier, lui explique que le Café n'a pas pour but de résoudre les problèmes des participants. Dans son intervention, le jeune homme associe la passion aux contacts humains, alors que la raison semble dominer ses études.
Comme lors de tous les cafés philosophiques, les participants avaient proposé plusieurs sujets, et l'animateur a retenu celui de son choix. Très rapidement, ce dernier décèle une difficulté du public à définir précisément les concepts évoqués. Au fil de la discussion, Antoine Gautier propose une distinction entre l'émotion qui relèverait des sentiments, la passion qui s'orienterait vers l'action, et la raison plus portée vers l'action de penser. Certains participants acceptent volontiers ces précisions, tandis que d'autres mélangent allègrement les termes, pour mieux faire passer leur point de vue.
Rapidement, des clans semblent se former. Dans le coin droit, un dame envisage toute cette question au travers d'une lunette psychanalytique, en faisant appel fréquemment à l'étymologie des mots pour renforcer ses arguments. Pour elle, la passion, souvent pathologique, découle d'un refoulement des émotions, dû à notre éducation occidentale. Dans le coin gauche, une participante qui se proclame "passionnée" s'inscrit en faux contre cette vision qui lui semble trop teintée de conformité sociale. "Il faut sortir du moule, sauter dans la passion, s'exclame-t-elle. La passion c'est la vie!". L'air de rien, l'animateur lui fait remarquer qu'il lui faut dépasser ici ce genre de remarque. Il en profite d'ailleurs pour partager ses interrogations avec la salle. Plusieurs participants ont mentionné que la passion pouvait mener une société à la guerre, mais certains en font la promotion pour l'individu. Comment rendre le tout compatible?
L'héritage de Marc Sautet
Sa question demeure un peu sans réponse, alors que
Jérôme doit déjà conclure la discussion
au bout de deux heures, en résumant ce qu'elle a pu lui
apporter. Quelques minutes plus tard, l'animateur, Antoine Gautier
s'installe devant un café, manifestement fatigué
de l'effort déployé pendant la discussion pour clarifier
les propos des participants, ou recentrer leurs propos vers la
question débattue. "C'est parfois difficile quand
les gens refusent de se mettre d'accord sur des définitions
communes," reconnaît-il.
Professeur au Département d'opérations et systèmes de décision de la Faculté des sciences de l'administration, rien dans sa formation ne prédisposait cet enseignant à animer un jour un café philosophique. Sauf le coup de foudre qu'il a éprouvé pour cette formule que son concepteur, Marc Sautet, un prof de philosophie français, est venu présenter il y a quelques années au Salon du livre de Québec. "Marc Sautet a choisi mon sujet lors du premier débat, et a annoncé au public, au bout de quelques jours, que j'animerais désormais un café philosophique à Québec", raconte Antoine Gautier.
Au fond, cette échappée vers la discussion philosophique correspond aussi au désir de ce mathématicien de la gestion de sortir de son champ de recherches très précis, et de s'ouvrir à d'autres centres d'intérêt. Sans compter que sa formation en mathématiques apporte à l'animation un impératif de rigueur, de clarté qui permet aux participants du Café philo de dépasser les simples lieux communs.
"À la fin de chaque rencontre, je me sens réconciliée avec la capacité des gens à raisonner," remarque d'ailleurs Marie-Thérèse Duquette, une chercheure à la Faculté des sciences sociales. Les réflexions tirées des discussions du dimanche la suivent ainsi dans sa semaine de travail. Elle montre de plus en plus une tendance à la remise en question, au doute, ce qui facilite à ses yeux les échanges d'idées. Au fond, les discoureurs de l'an 2000 retrouvent avec cette formule le plaisir qu'éprouvaient déjà les Grecs, qui discutaient ferme dans l'Agora durant l'Antiquité. La philosophie renoue donc avec son public d'origine, les citoyens, sans se borner à des joutes d'intellectuels savants, réfugiés derrière leur théorie respective. L'adresse du site Internet du Café philosophique est la suivante: http://www.citeweb.net/cafe
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