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27 janvier 2000 ![]() |
Le mardi 2 août 1983, la romancière et poétesse Anne Hébert, décédée le 22 janvier à Montréal à l'âge de 83 ans, recevait un doctorat d'honneur en lettres de l'Université Laval. Nous reproduisons ici le texte de présentation rédigé pour l'occasion par Jacques Blais, professeur titulaire au Département des littératures, avec la complicité de Jeanne Lapointe, professeur au même département et amie intime d'Anne Hébert.
"À l'approche d'un de ses romans (Kamouraska, Les Enfants du sabbat, les Fous de Bassan), d'un recueil de poésies (Le Tombeau des rois, Mystère de la parole), d'un recueil de nouvelles (Le Torrent) ou d'une pièce de théâtre (Le Temps sauvage), nous autres, lectrices, lecteurs, nous pressentons obscurément et avec gravité è quel voyage imaginaire, à quel procès, nous invite Anne Hébert. Car s'y retrouvent des traits communs à l'ensemble d'un oeuvre aux résonances universelles, âpre et subtile transcription de notre psyché collective.
Nous suivrons le déroulement d'une enquête qui met à jour les motivations les moins avouables des êtres, révèle ces choses cachées dans les coeurs depuis le commencement du monde, les fatalités de désir et de haine qui déterminent et qu'aggravent le conflit des sexes et les liens du sang, parmi les fêtes violentes où éclatent les cris et la fureur des humiliés et offensés.
Nous prendrons part à une quête initiatique, par des actes de transgression qui instaurent l'avènement d'un Autre monde, transréel, où prennent sens les jeux de la mémoire et de la voyance, où émergent des motifs mythiques ou légendaires selon un cérémonial qui allie les démons et merveilles de la vie et de la mort.
En fait, surgie d'une expérience spirituelle irréductible à aucune autre, d'une enfance, pure et sauvage, véritable songe en équilibre entre Québec et Sainte-Catherine-de-Fossambault, la voix d'Anne Hébert nous transmet les fragments d'une sagesse secrète venue du fond des âges et des rivages de la femme. J'ajouterais: des brasiers de la salamandre, me souvenant d'Élisabeth d'Aulnières.
Tout cela serait de peu de pouvoir sans l'écriture, sans cette science profonde du corps textuel, avec ses artères impatientes et ses veines vivaces. La fascination que produisent les textes d'Anne Hébert, dans leur intégralité comme dans certaines de leurs séquences (j'évoque ici le poème "Le tombeau des rois", les premiers mots de François Perreault, "enfant dépossédé du monde", la nomination litanique du pays dans Kamouraska, le chant d'outrevague d'Olivia, et je ne connais personne, parmi nous, qui n'ait retenu sa propre anthologie de fragments inoubliables), cette fascination tient peut-être en partie à l'efficacité d'une expression à la fois spontanée et cohérente, d'un style, pour tout dire, à la respiration inimitable. Ellipses, juxtapositions, incantations, fulgurances d'images neuves, intertextualités, ambiguïtés ironiques, hiératisme et fébrilité du discours, découpage filmique, entrelacs des époques et des lieux, toutes les ressources de la poésie, partout souveraine, élaborent savamment ces énigmes dont vous pourriez dire, Madame, comme le Rimbaud des Illuminations que vous citez dans votre roman le plus récent: "J'ai seule la clé de cette parade sauvage". Nous sommes en présence même du mystère, qui appelle, plutôt que le commentaire, la contemplation. "Pureté du loisir que ne corrompt aucun désir de faire", écriviez-vous dans "Plénitude".
Pour toutes ces heures heureuses et éblouies dans la lecture et la rêverie, où nous avons vécu et vivrons encore au niveau même de votre intensité et de votre passion, vous avez droit, Anne Hébert, à notre reconnaissance, et j'aurais envie de dire, à notre affection.
Pour l'éminente dignité avec laquelle vous vivez le mystère et la fonction de la parole, et pour la perfection que vous y atteignez, nous vous offrons, de tout coeur, notre admiration et notre respect.
J'ai donc l'honneur de vous inviter, Madame, à recevoir
votre diplôme honorifique de docteure ès lettrres
des mains de Monsieur le recteur et à signer le Livre d
'or de l'Université".
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