14 octobre 1999 |
Juin 1969: un homme costaud, de taille moyenne, sort de
l'aéroport d'Hambourg: Günter Grass, l'auteur du Tambour,
Le Chat et la souris, Les Années de chien. Derrière
ses moustaches sauvages, on pourrait supposer un Tamerlan, un
barbare, mais l'apparence trompe, ce qui devient évident
par la toute première présentation. Grass sûrement
est un type "masculin", avec une voix basse, résonnante,
mais en même temps il est quelque peu timide, il devient
parfois embarassé et il se comporte toujours correctement.
Jamais l'auteur du Tambour n'utilise un langage déplacé.
Pendant plusieurs semaines j'ai eu la chance d'observer Grass
dans les milieux les plus diversifiés: avec des travailleurs,
des chefs syndicaux, des fonctionnaires de partis politiques,
des sous-préfets, des parents germains, des collègues
écrivains, des ministres d'État, des étudiants,
des femmes. Si Grass parle avec le tout-puissant Ministre Schiller
ou avec un clochard, ramassé au bord de la route, il s'adapte
toujours, la conversation démarre toujours facilement.
Et c'est toujours une conversation très ingénue,
sans condescendance ou attitude de supériorité.
Dans l'autobus, loué pour la campagne référendaire
en faveur de la SPD, nous parlons de mille et une chose et de
ses livres, évidemment. Grass se moque des critiques américains
qui, invariablement, interprètent ses romans d'après
leurs "symboles". La couleur rouge, dans le Tambour,
pour eux, est le symbole de la culpabilité et le blanc,
de l'innocence. Grass: "Même en rêve je n'ai
pas pensé à de telles choses. Mais c'est l'école
américaine, vous ne pouvez rien faire. Une fois j'ai expliqué
à l'un d'eux que quand je parle de pommes de terre, je
parle vraiment de pommes de terre et de rien d'autre." Quand
ils parlent des symboles phalliques, naturellement, les critiques
américains dépassent toutes les limites.
La réprobation n'atteint pas Günter Grass, au préalable
il se trouve au-dessus de toute désapprobation. Il possède
toujours la meilleure vérité, la dernière,
la plus absolue, sur n'importe quel sujet: des problèmes
subtils de la politique externe allemande, des questions théoriques
littéraires ou simplement la façon idéale
de préparer un steak tartare. Il défend violemment
ses pièces de théâtre qui n'ont jamais reçu
beaucoup d'acclamations. Sa position là-dessus est bien
connue: ses pièces sont bonnes, mais elles ont été
pauvrement, faussement représentées. Facilement,
Grass devient allergique devant la critique de ses pièces:
" Vous dites que rien ne se passe sur scène dans mes
pièces! Vous n'avez pas la moindre idée du théâtre!
Qu'est-ce qui se passe dans la tragédie grecque sur scène?
Rien! La lutte contre les Titans est finie quand la pièce
commence!"
Grass parle de ses romans, du Tambour : "On n'a jamais assez
remarqué mes caractères secondaires, vous non plus!
Ces caractères secondaires sont de petits bourgeois typiques
qui représentent, dans leur ensemble, un miroir d'une classe
sociale en train de disparaître. C'est eux qui forment
la coulisse de mes oeuvres. Même le nain Bebra n'est autre
chose qu'un petit bourgeois. Le nain Bebra, d'ailleurs, je l'ai
nommé d'après votre petite ville natale."
Günter Grass est autodidacte. Né le 16 octobre 1927
à Dantzig, de parents allemands, il quitte l'école
en 1944 pour joindre d'abord la Luftwaffe, comme auxiliaire, et
ensuite la Wehrmacht, comme soldat. De 1945 à 1946 il
se retrouve prisonnier de guerre des Américains, en Bavière.
Entre-temps, sa famille est expulsée de Dantzig. À
Wilhelmshaven, nous rencontrons une de ses cousines, née
Grass, qui me parle d'antan: "Günter vivait sa vie à
lui, personne ne savait exactement ce qu'il pensait ou faisait.
Il ne parlait pas beaucoup avec nous. Mais il dessinait jour
et nuit, et il faisait beaucoup de sculptures." "Quelle
sorte de dessins, quelle sorte de sculpture?" "Mais
surtout des têtes!" "Quelle sorte de têtes?"
" Eh bien, il travailla assez longtemps sur une sculpture
d'Adolf (Hitler), et elle n'était pas mauvaise du tout.
C'est encore une de ces légendes. Je me rappelle que
j'ai sculpté Frédéric le Grand d'après
une peinture, et il était assez bien réussi. "
Comme autodidacte, Grass a une mémoire phénoménale.
Il s'intéresse à l'histoire, à la philosophie,
à la politique, à tout. Il lit beaucoup et il oublie
très peu. Dans son poème Kleckerburg, il dit: "Oui,
en histoire, j'étais toujours bon." L'oeuvre de Grass
est remplie de citations, parodies, réminiscences et échos
de toutes sortes, surtout de l'histoire, de la littérature,
de la philosophie, du folklore allemand. Toutes ces allusions,
naturellement, échappent au lecteur non-allemand. Oskar
par exemple, le héro de Tambour, dit en passant: "Alors
je décidais d'aucunement devenir politicien." Seulement
le lecteur qui a lu Ma lutte d'Hitler sait que Grass parodie ici
le Führer.
Des chapitres entiers s'inspirent du langage d'Heidegger, et des
parodies de la Bible, pas toujours de bon goût, ont rapporté
à Grass plusieurs accusations de blasphème. Le
prix littéraire de la ville de Breme, en bonne et due forme
accordé à Grass par un jury qualifié, a dû
être retiré après maintes protestations: le
scandale de l'année 1959.
Grass aime bien manger, et il est, lui-même, un cuisinier
de classe. Interminablement il peut parler de homards, de seiches,
de persil, d'armoise et de recettes rares et raffinées,
souvent de sa propre invention. La cuisine française,
semble-il, est pour Grass le plus grand et le plus noble accomplissement
de l'être humain. Les Américains par contre, ne
peuvent pas cuisiner, d'après lui: "À Boston,
on m'a offert du homard dans une assiette de carton, avec du Coca-Cola!"
Grass était encore choqué quand il m'a raconté
cette aventure américaine. Il était également
choqué quand j'ai bu du thé avec de l'anguille,
et mon ignorance criante du skat, un jeu de cartes typiquement
allemand, le laissait stupéfait et interdit. Son modèle
à lui, c'est Rossini, qui après Le Barbier de Séville,
avait renoncé à la musique pour se dévouer,
d'après Grass, entièrement à faire la cuisine.
En 1969, Grass rêvait encore d'ouvrir un restaurant à
Berlin où il pourrait cuisiner toute la journée.
Il parlait également de son projet d'un livre de cuisine,
exclusivement avec ses propres recettes.
Partout en Allemagne, Grass était reconnu, par son profil
accusé, par ses moustaches marquées: il était
une célébrité, même en 1969, mais une
star sans les allures d'une star. Pourtant il prenait plaisir
à me présenter comme "le professeur du Canada
qui est en train d'écrire un livre sur moi". Une
fois, dans un hôtel de campagne, on avait réservé
deux petites chambres sous le toit, pour lui et pour notre chauffeur,
tandis qu'une chambre royale, au rez-de-chaussée, était
disponible pour moi, en tant que "professeur du Canada".
Gêné, je voulais changer de chambre avec lui mais
non, Grass ne voulait pas: il trouvait l'arrangement plutôt
drôle.
Malgré toute l'admiration et toute la renommée qui
lui sont manifestées partout, Grass reste un homme essentiellement
modeste et naturel qui préfère, idéalement,
s'entretenir avec tout le monde en camarade. Jamais je ne l'ai
vu outrecuidant ou présomptueux, malgré le fait
que parfois, on le force à jouer la star. Il apprécie
être admiré, c'est vrai, il aime être le centre
d'attention, entouré par des journalistes, de belles femmes,
des photographes. Par contre, il est prêt, à n'importe
quel moment donné, à discuter avec le premier inconnu,
sur les sujets les plus éloignés. Günter Grass
est un grand prodige d'énergie.