22 avril 1999 |
"Une école, c'est pour éduquer. Un hôpital, c'est pour soigner. Une église, c'est pour prier. Et un magasin, c'est pour vendre. Si les vendeurs veulent investir la place sociale, il faut en débattre sur la place publique."
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* Extraits d'une conférence prononcée à l'invitation de l'Association coopérative d'économie familiale (Acef) de l'Est de Montréal.
Un nouveau champ de diffusion s'ouvre aux annonceurs. Ce sont les écoles et autres services publics. Eh oui, l'État n'a plus --paraît-il!-- les moyens de financer nos institutions d'enseignement: plus le PIB du Québec augmente, plus nos centre-ville étalent de richesses corporatives, moins il reste d'argent pour financer les services publics, à partir des écoles en passant par les hôpitaux ou les bibliothèques. Bizarre!
J'admet qu'il y a toujours eu présence de commanditaires dans nos écoles; mais ces commanditaires étaient la plupart du temps des marchands de la communauté locale qui ne faisaient le plus souvent qu'afficher une signature. Désormais, nous retrouvons dans nos services publics de plus en plus de campagnes systématiques et multimédia, conçues par les meilleures agences et les plus inventifs créatifs. Quand "Petit Danone" fait parvenir aux directeurs de 2 200 écoles primaires de la province de Québec une trousse d'affiches et de fiches sur "l'importance du calcium dans l'alimentation", ce n'est pas parce que " Petit Danone " veut faire l'éducation des petits Québécois ! Son but premier est d'écouler davantage de produits laitiers de manière à faire fructifier le plus possible le capital de ses actionnaires. Sa mission d'entreprise --comme celle de toute entreprise-- est de faire de l'argent. Alors, quand on --et ce "on" inclut les enseignants eux-mêmes!-- prétend que c'est pour faire l'éducation des petits Québécoise que les commanditaires commanditent, moi qui connaît la publicité, je ne le crois pas. Pour le vice-président marketing, les dépenses de commandite ou de publicité sont toujours des investissements calculés pour rapporter. Pas des dons de charité!
Il y a 140 écoles secondaires du Québec qui ont accepté en 1995 qu'on fixe des panneaux publicitaires de 20 pieds carrés près des cafétérias. " Nous avons l'appui du ministère de l'Éducation " affirmait fièrement Maggy Warda, vice-présidente de CommuniMed, le promoteur (InfoPresse, février 1995). Toutes les tactiques sont bonnes pour enfoncer ce marché captif de 500,000 jeunes. "L'école est un milieu fermé. Les étudiants représentent donc une clientèle captive pour les annonceurs", admet Diane Séguin, présidente de Communications DSA (InfoPresse, mai 1997).
Au début, on accorde aux autorités un droit de veto sur le contenu, et on ajoute qu'elles pourront ainsi afficher "gratuitement" des messages pour leurs propres causes. " Pas de place pour du "junk food" ! " affirme-t-on... Tout communicateur sait bien que c'est la manière de mettre un pied dans la porte et que le but final est de faire de la publicité pour tout produit destiné aux jeunes clientèles, y compris pour le "junk food" !
Des clients "naturels "
Les multinationales sont de puissants annonceurs, et pour
plusieurs d'entre elles (les chaussures de sport, les repas éclair,
la musique, etc.), ce sont les jeunes qui sont leurs clients naturels;
le réseau des écoles est évidemment le meilleur
réseau pour les atteindre efficacement. C'est donc seulement
dans un premier temps qu'on acceptera d'être scrupuleux
sur les contenus publicitaires! Les commissaires du district scolaire
de Colorado Springs prétendent sans rire qu'ils sont heureux
parce qu'ils vendent de la publicité pour 100 000 $ dans
53 écoles et sur 130 autobus scolaires --leurs plus gros
annonceurs sont Pepsi et Burger King.
Le demi million de jeunes Québécois constituent pour le moment un auditoire quasi vierge; les jeunes y sont captifs : il ne peuvent pas tourner la page ou zapper --une valeur supplémentaire pour les annonceurs assoiffés de chair fraîche! On essaie de structurer ce marché de toutes sortes de façons : une boîte spécialisée en placement de matériel "commandité" dans le système scolaire m'avouait récemment que leur seule équipe plaçait plus de 28,000 appels téléphoniques par année à des directeurs d'école ou des enseignants pour les convaincre d'adopter le matériel pseudo-pédagogique de leurs annonceurs. C'est ainsi que c'est Crest qui apprend à nos jeunes à se brosser les dents, Kellogg's à prendre de meilleurs petits déjeunersº et que Campbell leur explique qu'en mangeant de la soupe, ils peuvent obtenir des ordinateurs pour leur école. McDonald leur dit que s'ils amènent leurs parents chez McDo, leur école pourrait aussi acquérir des ordinateurs. Pour McDo, c 'est un bon investissement : peut-être 2 % des ventes en achat d'ordinateurs, et une structure de vente pyramidale où McDonald explique aux directeurs d'écoles comment fonctionne le système, les directeurs l'expliquent aux enseignants qui l'expliquent aux étudiants qui le vendent aux parentsº
La "publicité" passe par toutes sortes de portes. Dans L'Actualité, de ce mois-ci on suggère aux enseignants d'abonner leurs élèves au coût de 95¢ par exemplaire (30 abonnements par classe) et on leur promet de leur fournir en échange --et gratuitement--leur propre exemplaire, le "Guide d'utilisation du magazine en classe" avec suggestions d'activités et travaux pratiques, etc. Pour rendre service aux enseignants? N'est-ce pas là encore une nouvelle forme de vente par pallier dont les enseignants sont les rouages? Comme ils le sont pour le vente de Tshirts ou de voyages "culturels".
Mais les coupables ne sont pas les publicitaires qui ne font que leur travail de publicitaires: être inventifs et créatifs à solliciter de nouveaux marchés. Ainsi, les jeunes de 15-20 ans sont difficiles à rejoindre : ils ne lisent pas les journaux, ne regardent que quelques périodiques, changent de poste de radio continuellement... Si un ministre ou un directeur d'école peut offrir à un annonceur un média qui lui permet de rejoindre 100,000 ou 1000 jeunes d'un seul coup, bien sûr que les agences vont sauter là-dessus à pieds joints --les grands annonceurs nationaux n'attendent que l'occasion pour y investir leurs dollars publicitaires.
La mission trahie
Non, les coupables ne sont pas les publicitaires mais bien
les gestionnaires de nos organisations culturelles, éducatives
ou humanitaires qui oublient leur mission première. Quand
j'entends Pauline Désilets, ci-devant directrice adjointe
d'une école secondaire, affirmer sans rire : " Les
compagnies ont de bonnes idées pédagogiques, le
matériel est bien fait et les cadeaux deviennent de plus
en plus intéressants ", je trouve qu'elle oublie pour
quoi elle est mandatée (LeSoleil, 13 janvier 1999).
C'est cela qui est désolant. Les publicitaires n'ont même
pas à défendre le dossier de leur commandite sur
la place publique; ils n'ont qu'une ou deux personnes à
convaincre : le directeur général et le président
du conseil d'administration des organisations. Après, ce
sont ceux-ci qui vendent la commandite publicitaire aux citoyens,
qui convainquent la population que c'est une bonne chose pour
les écoles. André Caron, président de la
Fédération des commissions scolaires du Québec
défend lui-même que " les jeunes n'ont pas de
problème avec ça. " (Le Soleil, dossier
"L'école marketing - Écoliers ciblés",
13 janvier 1999). Ces mandataires-là trahissent leur mission.
L'école est un service public, l'hôpital est un service public. C'est l'argent public qui doit les financer. Que penser de ces ententes monopolistiques qui amènent des recteurs à offrir à boire à ses étudiants exclusivement du Pepsi? Qu'est-ce que 24 000 $ pour laisser poser des panneaux réclame sur un campus va changer de fondamental au budget déficitaire de dizaines de millions d'une université? Vous pourriez me répondre que ça ne change pas grand chose non plus à la vie des étudiants puisqu'ils en ont déjà plein leur vie de la publicité. C'est vrai qu'ils en ont plein leur vie, et c'est précisément pour cela qu'ils n'en ont pas besoin sur un campus ! Il faut créer un milieu calme et serein pour les études, et non un milieu marchand supplémentaire. Une école n'est pas un centre d'achats, c'est un milieu de réflexion et non de guerre économique. Le centre d'achat est un endroit commercial donc publicitaire, mais l'école ne doit pas en devenir un.
Un cul-de-sac
C'est cela qui doit être discuté sur la place
publique : l'argent privé peut-il être réparti
en toute justice pour des services publics? À mon avis,
pour régler les problèmes des services publics,
le recours à l'argent publicitaire conduit à un
cul-de-sac --contrairement à ce que prétendent certains
gestionnaires de la chose publique. L'entreprise privée
a d'autres buts dans la vie que les services publics; la justice
sociale n'est pas la première préoccupation de l'entreprise
privée, ni sans doute la deuxième non plus. Une
prison, une école ou un hôpital ne seront jamais
"rentables". Je trouve ce phénomène pire
encore quand il s'agit d'un service public pour enfants. La société
québécoise a déjà décidé
qu'elle ne voulait pas de publicité s'adressant aux enfants
de moins 12 ans. Les citoyens du Québec ont jugé
que les enfants sont incapables de décider en toute conscience
face à la "persuasion clandestine"; nos élus
ont jugé que les enfants deviendraient autrement des victimes
de la publicité. L'Hôpital Sainte-Justine, un hôpital
pour enfants, devrait pourtant être au courant; je trouve
ça scandaleux que nos gestionnaires n'y respectent pas
l'esprit de la loi. Les enfants ont tous le même droit sacré
à la protection de leurs esprits comme de leurs corps.
Il y a ici un choix de société à faire --ou
à refaire : l'hôpital ne doit pas guérir les
corps si c'est pour pourrir les esprits. J'exagère, je
sais, je suis un publicitaire...
Le même raisonnement tient pour les écoles. Il n'y a pas encore de publicité dans les autobus scolaires mais il y a de bonnes chances que ça vienne. Si on se fie à ce qu'on entend sur les lignes ouvertes, les citoyens ne sont pas contre. Tout le monde est content que telle "généreuse entreprise" finance la nouvelle piscine ou le nouveau parc d'ordinateurs de l'école. Contents les citoyens ordinaires parce qu'ils ne savent pas comment le monde commercial fonctionne. C'est pourquoi, ce sont les gestionnaires qu'on paie pour assurer la mission de nos services publics, qui doivent se réveiller en premier.
Montréal a déjà son Stade DuMaurier, son Centre Molson. Bravo! Les équipes de sport professionnel, ce sont des entreprises qui doivent faire fructifier le capital de leurs actionnaires. Mais devra-t-on en arriver à la " Bibliothèque Cap-Rouge/Tampax " et autres incongruités? L'argent n'a pas d'odeur, paraît-il.
Je peux vous donner un exemple de ce qui peut arriver. Dans la région de Québec, les marchés Métro GP annoncent qu'ils vont distribuer 4 200 boîtes de lunch-santé à des enfants de maternelle et de première année "pour lutter contre la malnutrition" --bon pour les relations publiques! Est-ce que ces "lunch-santé" on été répartis entre les écoles où les enfants ont faim? "Les enfants des quartiers défavorisés ne profiteront pas de ce geste. En effet, les écoles ciblées ont été chosies en fonction du territoire desservi par les épiciers " raconte Annie Camus (LeDevoir, 20 janvier 1999). --moins bon pour les relations publiques!
Une évidence! Les écoles du réseau qui risquent d'être les plus commanditées sont celles qui vont rapporter le plus aux entreprises "commanditaires"; financées par une chaîne d'articles de sport, on retrouvera invariablement surtout les écoles des quartiers où les parents ont de l'argent à dépenser en articles de sport. Ainsi de suite. Je n'ai rien contre les grandes entreprises mais, encore une fois, il faut comprendre que leur mission n'est pas de sauver les écoles ou les hôpitaux.
Des écoles très bien ciblées
Il est évident que les écoles qui seront le
plus commanditées seront celles qui vont rapporter le plus
aux entreprises "commanditaires"; pour une chaîne
d'articles de sport, les publicitaires choisiront invariablement
les écoles des quartiers où les parents ont de l'argent
à dépenser pour ces articles. Ainsi de suite. Je
n'ai rien contre les grandes entreprises mais, encore une fois,
il faut comprendre que leur mission n'est pas de sauver les écoles
ou les hôpitaux des quartiers pauvres.
Les responsables du secteur public se sentent questionnés par le problème du placement de produit et de la commandite jusque dans les manuels scolaires. Le ministère de l'Éducation étudie présentement la question. J'ai bien peur que si on se pose la question c'est qu'on connaît déjà la réponse que l'on désire obtenir. Il suffira après de déterminer que cette pub apparaîtra sur combien de pages et quelles pages, pour quels produits et à quel prix... Aux États-Unis, des éditeurs commencent à inclure de la publicité dans leurs livresº qui ainsi se vendent moins cher, bien sûr.
Je considère que le " murmure marchand ", comme dit Jacques Godbout, doit être réservé à l'allée marchande. Faut-il accepter la publicité dans les églises? Pourquoi pas? Il y a là une clientèle captive de gens plus âgés qui sont dans une situation privilégiée pour que je leur passe mon message. Les églises n'ont plus les moyens de subvenir à leur entretien, plusieurs sont détruites ou vendues. Pourquoi pas la publicité dans le choeur si une compagnie est prête à financer les réparations ? On trouve ça ridicule? Mais c'est ce qu'on fait déjà dans les hôpitaux et dans les écoles !
Un sentier social plutôt encombré
Quand une entreprise donne de l'argent à une école
ou un hôpital pour commanditer une affiche, un événement,
un équipement, est-ce qu'elle fait un don ou un investissement
? Si elle fait un don et que c'est déductible de ses dépenses,
c'est que le fisc considère que cela constitue un investissement
qui va générer des revenus; c'est pourquoi cela
est accepté comme une dépense d'affaires. Si donc
une entreprise peut déduire ses commandites scolaires,
c'est qu'elle investit et qu'elle prévoit en retirer des
avantages financiers.
Il faut interdire aux entreprises de financer les services publics. On a bien voté une loi pour interdire aux entreprises de financer les partis politiques! L'argent de commandite est de toute manière de l'argent ponctionné à même le produit intérieur brut, n'est-ce pas? John Saul, l'ex-businessman et philosophe de renommée internationale, explique que " puisque beaucoup de citoyens ont contribué à cette richesse [des multinationales], elle doit être redistribuée entre les citoyens. " Il reste à déterminer si cet argent sera redistribué selon les critères de l'entreprise privée ou selon des critères sociaux. Mais cet argent existe bel et bien puisque les entreprises décident d'en donner aux écoles et aux hôpitaux; mais ça ne doit pas être à elles de décider où et quand le donner, et pourquoi. Ce sont les citoyens, par le biais de l'État, qui doivent financer les services publics.
Quant à nos mandataires qui se plaignent qu'ils ne disposent plus d'assez d'argent pour offrir des services scolaires ou hospitaliers convenables, qu'ils se ravisent : ce n'est pas les entreprises privées qu'ils doivent solliciter car les missions des deux types d'organisations ne sont pas convergentes. Ce sont les citoyens que les mandataires doivent ameuter, les corps publics qu'ils doivent ramener à l'ordre, l'État bailleur de fonds qu'il ont pour tâche de rappeler à ses devoirs. Sans quoi, ils risquent de jouer le jeu de l'entreprise privée et de détruire en faveur des plus riches le fragile filet de services sociaux que nous avons laborieusement et coûteusement construit au fil des décennies dans un esprit d'égalité et de fraternité.
Il faut démarquer clairement l'autoroute économique du sentier social. Ce sont deux voies distinctes, voire parallèles. Il faut distinguer les missions : il y a des organisations sociales dont la mission est de développer les connaissances, guérir les corps, aider les esprits défaillants; pour d'autres organisations, leur mission est de susciter la consommation pour générer du profit. Nos mandataires responsables de nos écoles et de nos hôpitaux doivent savoir différencier l'une de l'autre. On peut au moins exiger ça d'eux.
Une école, c'est pour éduquer, un hôpital c'est pour soigner, une église c'est pour prier. Et un magasin c'est pour vendre. Si les vendeurs veulent investir la place sociale, il faut en débattre sur la place publique.