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16 avril 1998 ![]() |
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Certains biologistes vibrent au diapason des forêts tropicales, d'autres se laissent envoûter par le chant des récifs de coraux, par la majesté d'érablières centenaires, par la froide beauté de l'immuable toundra arctique ou encore par l'ondoyante valse des prairies d'algues sous-marines. Tous les goûts sont dans la nature. Donald Jean, lui, aime les tourbières.
Si la plupart des gens ne partagent pas ses goûts, c'est qu'ils ne connaissent que le côté obscur des tourbières, croit l'étudiant-chercheur du Département de biologie. "Les tourbières sont souvent perçues comme des marécages dans lesquels on risque de s'enliser, des milieux peuplés d'insectes piqueurs, des endroits où on cuit en été et on gèle dès que le mercure baisse un peu." Mais, quand on a grandi à Sept-Iles, qu'on s'intéresse à la nature depuis son enfance et que la cour arrière de notre polyvalente donne sur une tourbière, on voit forcément les choses d'un autre oeil. "Les tourbières sont des milieux très dynamiques et très productifs. On y trouve de belles fleurs, des plantes carnivores, des oiseaux, des grenouilles. C'est un milieu complet. En plus, il y a toujours quelque chose à manger: des bleuets, des airelles du nord, de la chicouté."
Après son bac en biologie, Donald Jean a senti le besoin de faire une maîtrise, pas tant pour le plaisir de faire de la recherche que pour développer certaines qualités d'autonomie et de gestion. Si le sujet qui l'intéressait n'était pas arrêté, le milieu où il voulait travailler l'était. Il en discute alors avec la professeure Line Lapointe qui lui propose un projet qu'elle concocte avec le MAPAQ et qui sort carrément des sentiers battus: la culture de la chicouté. L'étudiant et la professeure négocient et trouvent un terrain d'entente: une étude sur "La translocation chez Rubus chamaemorus et sa contribution au succès reproducteur".
Derrière ce titre savant se cachent ce qui pourrait devenir les premiers balbutiements d'une nouvelle culture végétale au Québec, celle de la chicouté. "La chicouté est une plante sauvage de tourbière que certains appellent aussi plaquebière ou bakeapple, dit l'étudiant-chercheur. Elle produit un petit fruit qui ressemble à une framboise. Le fruit a une odeur particulière, ça ne sent pas très bon en fait, ce n'est jamais très sucré mais dès que je me retrouve dans une tourbière, j'en mange jusqu'à l'écoeurement." Bien connu des habitants de la Moyenne et de la Basse-Côte-Nord, ce petit fruit fait partie des traditions locales. "Les gens en font de la confiture et des tartes. On m'a même dit que certaines personnes prenaient leurs vacances pendant la période où elles peuvent aller cueillir la chicouté."
Depuis quelques années, la chicouté a accru sa renommée grâce à une liqueur fabriquée et distribuée sous le nom de "Chicoutai" par la Société des alcools du Québec (la brasserie Linox et le Musée de l'abeille en achètent également pour la fabrication d'alcools spécialisés). "Le parfum de la Chicoutai, dit la publicité de la SAQ, est à la fois suave et sauvage. C'est la lente macération du fruit dans l'alcool qui apporte à la Chicoutai sa très belle couleur ambrée, son arôme exquis et son caractère sauvage."
La liqueur se vend bien et la SAQ écoule tous ses stocks, signale Donald Jean. En fait, la SAQ aurait besoin de 70 000 livres de fruits par année mais la récolte atteint à peine 35 000 livres. Ce "manque à cueillir" aurait deux causes. D'une part, la récolte de la chicouté en est encore au stade artisanal; un résidant de la Basse-Côte-Nord achète les fruits de cueilleurs indépendants et les revend à la SAQ. D'autre part, le taux d'avortement des fruits serait très élevé. "Il peut y avoir des centaines de fleurs par mètre carré mais, à cause de l'avortement, on retrouve souvent moins de deux fruits par mètre carré. Ça fait beaucoup de marche pour remplir un contenant de 10 livres".
Donald Jean a donc tenter d'identifier les facteurs qui limitent la production de fruits en vue de développer une culture plus intensive de la chicouté qui respecterait tout de même la fragilité de ce milieu. "Au départ, on pensait que le problème dépendait de la pollinisation mais nos travaux pointent plutôt en direction de la disponibilité des réserves de sucres dans les rhizomes de la plante. Il y aurait peut-être moyen d'accroître la production des fruits en augmentant la densité de ramets."
Les gens de Havre Saint-Pierre, où Donald Jean et son équipe ont effectué la plus grande partie de leurs travaux de terrain, considéraient avec une curiosité mêlée d'intérêt ces biologistes qui passaient des journées entières à quatre pattes dans les tourbières. "Nous avons toujours été bien accueillis, précise l'étudiant-chercheur. En fait, ce n'est pas comme si nous avions fait une étude sur les pêcheries. Au mieux, nos travaux vont servir à stimuler la création d'une nouvelle industrie. Au pire, l'étude va finir sur une tablette. Dans les deux cas, il y a peu de chances pour que nos résultats entraînent une baisse de leur quota de chicouté!"