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26 mars 1998 ![]() |
Des témoins directs du drame qui se joue dans la région des Grands Lacs africains sont pris à partie lors d'un débat sur le campus.
Même à Québec, à plusieurs milliers de kilomètres, la situation dans la région des Grands Lacs africains échauffe à tel point les esprits que tout dialogue et discussion sur ces questions deviennent quasiment impossibles. Organisée à l'initiative du groupe Alternatives, en collaboration avec Carrefour Tiers-Monde, Développement et Paix, Radio Basse-Ville et l'Association des étudiants étrangers de l'Université Laval, une rencontre a presque tourné en foire d'empoigne, le 18 mars, au pavillon Charles - De Koninck, quand le public a pu poser ses questions, et surtout décocher quelques flèches à certains des conférenciers. Les invités ont d'ailleurs fini par quitter la tribune tandis que les micros dans la salle relayaient les commentaires - de plus en plus agressifs - de certains spectateurs.
La conférence avait pourtant commencé dans un silence religieux, alors que la journaliste du quotidien belge Le Soir, Colette Braeckman, brossait un rapide portrait des forces en présence actuellement au Rwanda, au Burundi et au Zaïre, devenu depuis peu la République démocratique du Congo. Selon elle, c'est l'instabilité dans la région des Grands Lacs qui a d'abord permis l'écroulement du régime de Mobutu, que la journaliste qualifie de "plus ancienne dictature d'Afrique". En effet, la présence massive d'un million et demi d'Hutus dans les camps de réfugiés du Nord Kivu, au Zaïre, des réfugiés qui avaient fui le Rwanda, a créé un vif déséquilibre dans cette région déjà surpeuplée, en proie à une démographie galopante. D'autant plus que les populations autochtones zaïroises ont difficilement accepté l'afflux d'aide internationale vers les camps de réfugiés alors qu'elles mêmes manquaient de tout.
Tout sauf Mobutu
Selon Colette Braeckman, la guerre déclenchée dans le
Nord Kivu s'explique donc en grande partie par la nécessité
de voir les réfugiés rentrer chez eux, au Rwanda. Il y a un
an à peine, une armée hétéroclite, composée
de Tutsis, d'Ougandais, d'opposants zaïrois, mais aussi de Somaliens
et de Tanzaniens se met en marche, sous la direction de Laurent Désiré
Khabila, avec la bénédiction des Américains, lassés
de supporter une bonne partie des frais d'entretien des camps de réfugiés.
Minée par la corruption, l'armée de Mobutu ne résiste
pratiquement pas. La progression très rapide de Khabila à
travers le pays met en lumière, selon elle, la fragilité d'un
régime qui a mené le Zaïre à sa ruine. Pourtant,
paradoxalement, l'inertie de l'État a poussé la population
jeune et dynamique à se prendre en main, et à compter sur
ses propres forces.
Ainsi, Élise Muhimuzi, coordonnatrice pour une organisation non gouvernementale zaïroise, explique que, lassées d'attendre en vain une aide de l'État qui n'arrive jamais, les femmes ont décidé de se lancer dans la production de divers produits, légumes, pains, beignets pour sortir de leur misère. Même si elle met en doute le caractère vraiment démocratique du régime actuellement en place à Kinshasa, la jeune femme souhaite quand même travailler avec les responsables au pouvoir. "Après des années de lutte acharnée contre la dictature du général Mobutu, la population civile est fatiguée, indique-t-elle. Il faut que la guerre cesse au Rwanda et au Burundi, pour que la paix règne enfin au Congo. Les femmes de ministres, les soeurs ou les mères de chefs de partis doivent interpeller nos dirigeants pour mettre fin aux massacres."
Cachez ces réfugiés
Chaudement applaudie par une grande partie de la salle, Élise Muhimuzi
et les autres invités à la tribune doivent ensuite affronter
l'intransigeance de plusieurs spectateurs. Certains d'entre eux indiquent
en effet que la République démocratique du Congo doit régler
ses propres différends en faisant fi de la situation dans les autres
pays de la région, quitte à se débarasser de tous ces
réfugiés qui par leur présence et leurs déplacements
entretiennent encore un peu plus la confusion. D'autres estiment que la
situation actuelle des prisonniers hutus dans les prisons rwandaises peut
être considérée comme un second génocide. Et
quelques orateurs très virulents contestent du même souffle
la légitimité de la démarche journalistique de Colette
Braeckman, puisque selon eux sa nationalité belge l'empêche
de faire preuve d'objectivité dans ce dossier.
Pourtant, cette dernière n'a pas hésité durant le débat à souligner la responsabilité de l'ancienne puissance colonisatrice dans les massacres au Rwanda. La journaliste a notamment souligné que le départ des Casques bleus belges à un moment critique dans ce pays avait certainement accéléré un mouvement ébauché depuis quelques mois. Selon elle, il faut absolument que les responsables de cette flambée de violence soient pointés du doigt et jugés, pour que la vie reprenne enfin normalement dans les Grands Lacs.
Une hypothèse que partage aussi le Père Aloys Tegera, qui travaille auprès de réfugiés au Rwanda. "Si l'Europe a pu s'en sortir en 1945, c'est grâce au Procès de Nuremberg qui a aidé le peuple à comprendre ce qui s'est passé, et à proclamer qu'il ne fallait plus jamais ça", indique-t-il. Évoquant le "racisme tropical", ce membre d'une Organisation non gouvernementale fonde ses espoirs sur le dialogue et la communication, des outils seuls capable, à l'entendre, de lutter contre l'intégrisme ethnique.
Avec d'autres associations, ce prêtre travaille d'ailleurs à la mise sur pied d'un institut culturel qui devrait permettre aux différentes populations des Grands Lacs de se parler enfin, avant de laisser les machettes accomplir leur sale besogne. Un institut qui pourrait peut-être avoir une annexe de ce côté-ci de l'Atlantique tant les rancurs semblent tenaces entre les ressortissants de cette région qui demeurent au Québec.