12 mars 1998 |
Le monde de la recherche est la Terre sainte du pragmatisme, le lieu sacré du fait observable et la Mecque de la pure réalité. Pourtant, Jamal Kazi n'hésite pas à se définir d'abord comme un rêveur et ensuite comme un scientifique. Sans l'ombre d'un soupçon de gêne. "Les rêves ne font qu'orienter la recherche. Ils servent de moteur à la créativité. Que ce soient les rêves plutôt que les sources de financement qui donnent une direction à la démarche d'un chercheur n'est pas un mal en soi. Si on demeure rigoureux, l'objectivité scientifique n'est pas compromise".
Pendant son bac au Collège Macdonald, Jamal Kazi a eu un rêve: faire de la foresterie sociale. Fort de ses connaissances, il se voyait prendre son bâton de pèlerin et parcourir l'arrière-pays pour aider les gens à mettre sur pied des projets forestiers pour le bénéfice de leur communauté. "C'était un peu naïf parce que j'imaginais que j'allais être seul à faire ça alors qu'il y avait déjà beaucoup de projets en cours sur le terrain." Mais le rêve était semé.
Pourtant, au départ, rien ne prédisposait Jamal Kazi à entendre l'appel de la forêt. La fibre sylvicole ne courait ni dans sa ville natale, Roxboro en banlieue de Montréal, ni dans sa famille où père et mère occupaient des postes de col blanc. Mais, comme bien d'autres enfants de la ville qui rêvent de grands espaces sauvages comme d'autres rêvent de contrées lointaines, il dévorait tout sur les animaux et les plantes.
Après un DEC au collège Mariannapolis où il milite au sein du groupe environnemental, il s'inscrit au programme de conservation des ressources à Macdonald où encore une fois il se retrouve dans le comité environnement. Une visite qu'il organise avec les étudiants de son programme dans la région du Bas-Saint-Laurent le marque à jamais. "J'ai été surtout frappé par la rencontre de Léonard Otis, un sylviculteur qui a écrit Une forêt pour vivre. C'est là que j'ai vraiment réalisé que la forêt, c'était plus que des plans d'aménagement et des concepts d'écologie, que c'était d'abord un milieu de vie pour des humains. À force de se faire rabattre les oreilles avec l'importance économique de la forêt et les emplois qui y sont reliés, on a tendance à oublier l'essentiel."
Un stage de six semaines en foresterie sociale au Brésil, organisé par l'Entraide universitaire mondiale, lui confirme ses intérêts. Il décide donc de poursuivre à la maîtrise et part à la recherche d'un directeur de maîtrise. Direction Toronto. Là-bas, il apprend que l'Université Laval mène des travaux intéressants en foresterie sociale. Direction Québec. Le professeur Luc Bouthillier lui offre l'occasion de s'approcher davantage de son rêve par le biais d'un projet intitulé: "Les enjeux de la participation du public en gestion forestière par la cartographie cognitive: le cas de Charlevoix". Depuis 1994, explique-t-il, la loi oblige les entreprises forestières à soumettre à la consultation publique un plan quinquennal et un plan général pour chaque territoire d'exploitation. "Nous voulions voir comment les personnes qui ont participé à la consultation dans Charlevoix percevaient la dynamique de l'exercice. C'est important parce que les gens agissent en fonction de la réalité qu'ils perçoivent."
Résultats? D'abord, le citoyen moyen ne participe pas à ces consultations. On y retrouve plutôt des représentants des groupes d'utilisateurs comme les pêcheurs, les chasseurs, les associations touristiques, etc. La perception du processus varie beaucoup entre les participants mais un point ressort clairement: le délai de 45 jours accordé pour la consultation est insuffisant. Les entreprises déposent de volumineux documents techniques difficiles à comprendre pour les non experts. "Les consultations ont été assez difficiles mais il y a eu des résultats. Désormais, les entreprises vont définir avec les autres utilisateurs les objectifs d'utilisation plutôt que de les placer devant le fait accompli. C'est un pas vers la gestion intégrée mais il faudra voir ce que ça donne sur le terrain."
Deux mois à peine après avoir déposé son mémoire, Jamal Kazi a décroché un emploi au Service canadien des forêts où il travaille sur le projet de forêt modèle du Bas-Saint-Laurent. Tous les morceaux du rêve sont tombés en place. Et même les entreprises réalisent maintenant l'importance de la foresterie sociale, ne serait-ce que pour une question d'image corporative ou de certification forestière. "C'est une carte de plus dans leur jeu, dit-il. Il faut juste s'assurer que ce n'est pas un joker ou un deux de pique."