Le harcèlement sexuel longe de fragiles frontières. Peut-on l'éliminer sans aseptiser les relations entre les personnes ?
"Le harcèlement sexuel relève du domaine des perceptions et il frôle des frontières très fragiles. Pour délimiter clairement ces frontières, on aurait parfois intérêt à disposer de conventions tout aussi claires et mondialement reconnues que celles du code de la route. Le feu vert veut dire: "OK" et le feu rouge veut dire: "non". Si le feu est jaune, les hommes devraient présumer que les femmes ne consentent pas. Et, peu importe les circonstances, ce sont les personnes qui posent les gestes qui doivent en assumer la responsabilité. Pas les victimes." Voilà l'avis exprimé par Diane Lemieux, présidente du Conseil du statut de la femme, lors de l'allocution de clôture du troisième Colloque sur le harcèlement sexuel dans les établissements d'enseignement du Québec, présenté le 25 avril sur le campus devant plus de 135 personnes.
L'événement, placé sous le thème "La personne est-elle au coeur de nos interventions?", voulait resituer le harcèlement sexuel dans sa dimension humaine, explique Marie-Andrée Doran, présidente du comité organisateur et coordonnatrice du dossier à l'Université. "Certaines personnes voient l'application des règlements sur le harcèlement sexuel comme un simple processus mais ce n'est pas ça, ça ne peut pas être juste ça, dit-elle. Il y a des drames humains, des victimes écorchées et blessées intérieurement. Quelqu'un a pris le contrôle sur leur vie, c'est quand même plus complexe qu'un simple vol de sac à main. Les personnes, les victimes comme les accusés, doivent continuellement demeurer au coeur de nos préoccupations."
De l'épais à l'hyperconscient
La première étape pour arriver à éliminer le
harcèlement sexuel sans aseptiser les relations entre les personnes
consiste à bien décrire le phénomène sans s'enliser
dans les chiffres, estime Diane Lemieux. Il existe sommairement deux types
de harceleurs, dit-elle. Les premiers, "les épais", ne
comprennent tout simplement pas les codes sociaux et ils ne voient pas ce
qu'il y a de répréhensible ou d'offensant dans leurs actes.
On retrouve dans cette catégorie aussi bien le garagiste qui affiche
douze calendriers de femmes nues dans son atelier que l'avocat qui pose
des questions dégradantes à une témoin. Les harceleurs
du deuxième type, les hyperconscients, mesurent parfaitement la portée
de leurs gestes et de leurs paroles de même que l'effet qu'ils produisent
sur leurs victimes. "Ce type de harceleurs mérite une intervention
costaude et les employeurs doivent agir sans équivoque auprès
d'eux."
Comme le harcèlement relève du domaine des perceptions, il a toujours été difficile d'en quantifier l'ampleur, admet-elle. Certains croient que les chiffres officiels sous-estiment la réalité alors que, dans certaines études, la définition du harcèlement est tellement élastique que l'incidence en est surestimée. "La rigueur est de mise sinon il résulte une confusion contreproductive de cette guerre de statistiques. Une chose est cependant certaine: il y a du harcèlement partout, dans toutes sortes de milieux, et il faut agir. On n'a pas attendu de savoir le nombre exact de Hell's Angels avant d'intervenir."
La prise en charge collective du problème par le biais de lois et de politiques constitue un gain énorme mais comporte cependant certains travers, croit-elle, notamment celui de considérer toutes les femmes comme étant également vulnérables. "Je pense qu'une personne handicapée qui reçoit des soins à la maison, une femme déstabilisée psychologiquement qui consulte un spécialiste ou encore une employée à statut précaire dans un milieu d'hommes vivent des situations qui les rendent plus vulnérables. Il faudrait en tenir compte." Autre répercussion négative: l'infantilisation des femmes. Le harcèlement sexuel a des racines sociales mais il ne faut pas sous-estimer les possibilités individuelles des femmes à se défendre, dit-elle. "Il vaut mieux faire une bonne crise dans le bureau d'un médecin qui pose un geste déplacé plutôt que de déposer une plainte qui ne va nulle part."
Diane Lemieux prédit que dans le contexte actuel de précarisation de l'emploi, on risque d'assister à une hausse des cas de harcèlement. "Malgré les coupures, il faut garder une visibilité aux interventions à faire dans le domaine du harcèlement sexuel. Les établissements doivent avoir une politique bien connue de tous et ils doivent clairement désigner une personne pour en assurer l'application."
Pour sa part, le recteur Michel Gervais a prédit qu'au cours des prochaines années, tout ce qui a été mis en place pour lutter contre le harcèlement sexuel sera remis en cause dans un contexte de critique du "political correctness". "Ceux et surtout celles qui se seront occupées de ce dossier seront présentées comme des frustrées, des mégères ou des Tartufe, des attardées, des ante ou anti révolution sexuelle ou que sais-je encore?" La lutte contre des attitudes et des gestes qui peuvent engendrer des drames humains risque d'être écartée au nom de valeurs comme la liberté et l'intimité et il faut dès maintenant contrer cette tendance, estime le recteur. L'Université a d'ailleurs adopté, le 16 avril, un règlement révisé sur le harcèlement sexuel qui lève certains obstacles auxquels étaient confrontées jusqu'à maintenant les personnes qui voulaient porter plainte.
"Si nous luttons contre le harcèlement sexuel, a conclu Michel Gervais, ce n'est pas que nous soyons contre le sexe, contre les rapports sexuels entre les personnes ou contre toute fantaisie qui entoure ces rapports et qui constitue sans doute une des grandes joies de la vie humaine et un des motifs pour lesquels elle vaut d'être vécue. Si nous luttons contre le harcèlement sexuel et voulons le prévenir, c'est précisément parce que nous valorisons la sexualité, que nous la considérons comme une voie par excellence de la rencontre de l'autre et que nous ne voulons pas la voir profaner par la violence ou la discrimination."
JEAN HAMANN