9 janvier 1997 |
La xénotransplantation pourrait donner tout son sens à l'expression "se faire du sang de cochon". Problèmes éthiques en vue?
Au cours des prochaines années - les plus optimistes parlent même en terme de mois - des êtres humains pourraient vivre avec des organes greffés provenant du porc. "La xénotransplantation (greffe entre espèces), c'est faisable et ça a de l'avenir parce que le nombre de personnes en attente d'une greffe demeure continuellement au-dessus du nombre d'organes humains disponibles pour transplantation", a expliqué Éric Wagner à l'occasion d'une conférence-débat sur le thème des greffes entre animaux et humains, présentée récemment dans le cadre du cours "Recherche biomédicale, éthique et droit".
Le jeune chercheur, diplômé de Laval, effectue présentement un post-doctorat à Duke University au sein d'une des équipes les plus avancées au monde dans le domaine de la greffe porc-humain. Chiffres à l'appui, il a expliqué l'ampleur du déficit en organes qui sévit partout dans le monde. Aux États-Unis par exemple, près de 12 000 personnes ont subi une greffe de rein en 1995 alors que 44 000 malades ont fait le pied de grue sur une liste d'attente et que 3 500 autres sont morts faute d'organes à transplanter. Au Canada, il y aurait 1,5 fois plus de personnes en attente d'une transplantation (2 150) que de greffes réalisées chaque année (1 420). "On manque d'organes parce que seulement 64 % des gens ont signé leur carte de dons d'organes et qu'à peine 40 % des organes donnés sont acceptables pour une greffe, dit Éric Wagner. Pourtant, plus de 80 % des gens disent qu'ils accepteraient une greffe d'organes humains si cela était nécessaire."
Vers le monde animal
Confrontés à cette pénurie d'organes, les chercheurs
se tournent vers un bassin apparemment inépuisable d'organes, le
monde animal, et plus précisément vers celui qui pourrait
devenir le roi de cette nouvelle jungle: le porc. Pourquoi lui? Parce qu'il
est facile à élever, qu'il est très abondant, qu'il
présente peu de risques de transmission d'agents infectieux, que
la taille de ses organes épouse bien celle des organes humains, que
son système immunitaire est bien connu et qu'il existe des outils
pour modifier ses gènes, résume Éric Wagner.
"Il y a quand même la barrière des espèces à franchir. Si on transplante un organe de porc non modifié chez un humain, un rejet hyperaigu survient 5 à 10 minutes plus tard." Pour éviter cette réaction immunitaire, les chercheurs modifient les gènes du porc afin que les protéines responsables du rejet ne soient plus synthétisées. "Une fois cette première barrière immunitaire franchie, il faudra s'attaquer aux autres. La première transplantation homme-porc n'est pas pour l'an prochain mais elle pourrait survenir d'ici cinq ans. Les choses progressent assez rapidement. Notre équipe vient de recevoir l'autorisation d'utiliser un foie de porc transgénique pour détoxiquer le sang d'un malade atteint d'une maladie du foie".
Crise de foi
Au cours des dernières années, la transplantation chez l'humain
de valves cardiaques provenant du porc ou encore l'utilisation du porc pour
la fabrication d'insuline humaine ont peu troublé la population.
Par contre, la transplantation d'organes complets comme le coeur, le foie
ou le rein constitue, de toute évidence, un plus gros morceau à
avaler pour l'opinion publique. Aux États-Unis, signale Éric
Wagner, il y a tout de même 51 % des gens qui accepteraient une greffe
d'organe de porc.
"Les xénogreffes sont-elles vraiment la solution au manque d'organes?", a demandé Édith Deleury, professeure à la Faculté de droit, lors du débat qui a suivi la conférence d'Éric Wagner. "Ne pourrait-on pas mieux informer le public ou trouver d'autres mécanismes pour réguler l'offre et la demande d'organes? Quels sont les intérêts réels en jeu ici? Ne peut-on pas reconnaître les limites du corps humain et accepter la mort comme faisant partie intégrante de la vie?"
Pour Lise Pilon, professeure d'anthropologie, les millions de dollars investis dans les greffes servent bien les fins du système médico-pharmaceutique mais génèrent peu de dividendes du côté de l'amélioration de la santé de la population: "Les greffés doivent continuellement consommer des médicaments pour prévenir les rejets, de sorte qu'ils sont dépendants à vie des compagnies pharmaceutiques." Mais, pour un malade en attente d'une greffe, le choix est facile entre la dépendance à vie aux médicaments ou l'indépendance éternelle accompagnée d'un aller simple pour l'au-delà.
Il y a effectivement de sommes considérables en jeu, admet Éric Wagner. Aux États-Unis, il en coûte présentement 100 000 $ pour une transplantation coeur-poumon et 20 000 $ pour un rein. On parle des mêmes sommes pour des greffes d'organes de porc. "Les projections laissent entrevoir un marché de 60 milliards de dollars par année en 2010, soutient Éric Wagner. Mais, est-ce qu'à cause de ça, on va laisser mourir des gens à 30 ans? Est-ce qu'on va priver ceux qui doivent vivre branchés sur une machine à dialyse d'une transplantation qui améliorerait énormément leur qualité de vie? Je viens d'avoir un enfant et s'il avait un problème de coeur et que sa dernière chance était une xénogreffe, j'accepterais sans hésiter. Il y a des risques mais, comme chercheurs et comme société, nous avons l'obligation d'aider."