![]() |
7 septembre 1995 ![]() |
TRAVAIL
Les cadres crucifi�s
Un �tudiant en anthropologie, ex-cadre sup�rieur chez Bell Canada, d�cortique le n�o-f�odalisme de la bureaucratie gouvernementale.
Dans certains bureaux des minist�res � Qu�bec, des cadres passent leurs journ�es dans un local vide, sans ordinateur, sans papiers, sans documentation � regarder les vitres sales. Seuls. Leur voisin de porte tente peut-�tre dans le m�me temps de mener de front une dizaine de dossiers diff�rents et s'�puise � la t�che. Mais l'ouvrage ne se partage pas.
Quelqu'un, quelque part, dans un autre bureau, a d�cid� de la liste des exclus du travail. Cette situation d�coule de la Loi 198 qui pr�voit que la fonction publique devra couper 20 % du personnel d'encadrement d'ici avril 1996. Une mesure justifi�e par les r�ductions budg�taires, mais qui entra�ne bien des difficult�s d'adaptation pour le personnel concern�, comme a pu le constater Paul Andr� Campeau dans son m�moire de ma�trise en anthropologie. Il a voulu ainsi comprendre comment ces individus en attente de reclassement vivaient leur situation et tentaient de se trouver un nouveau statut.
L'�tudiant, qui poursuit actuellement un doctorat sur les innovateurs sous la direction de Claude Bariteau, professeur au D�partement d'anthropologie, sait de quoi il parle lorsqu'il aborde la question de la flexibilit� de la main-d'oeuvre. Pendant plusieurs ann�es, ses fonctions de cadre sup�rieur chez Bell l'ont amen� � participer � des coupures d'emplois pour implanter de nouvelles technologies informatiques. Une t�che qui a fini par lui peser lorsqu'il a r�alis� que cette modernisation de l'entreprise et de la soci�t� en g�n�ral, provoquait un �clatement, une fragmentation du march� du travail. �Je me posais des questions auxquelles je ne trouvais pas de r�ponse, notamment pourquoi il �tait bien plus facile de cr�er du ch�mage que des emplois�, pr�cise Paul Andr� Campeau.
Kafka chez les fonctionnaires
Il a donc chauss� les lunettes de l'anthropologue pour analyser les effets des coupures sur les cadres interm�diaires et le sens que ces derniers lui donnent. Bien souvent, les personnes en attente d'un reclassement apprennent par lettre qu'elles doivent cesser d'exercer leurs fonctions, sans que jamais un sup�rieur hi�rarchique ne prenne le temps de leur fournir des explications. Ces cadres, qui consacraient fr�quemment 60 � 70 heures par semaine � leur travail, ont bien du mal � se trouver une nouvelle identit� durant les mois qui s'�coulent parfois avant qu'ils ne retrouvent un autre poste.
�Plusieurs des personnes que j'ai rencontr� durant mon �tude somatisaient leur situation et souffraient de maux de dos ou �prouvaient des difficult�s cardiaques, ou encore pr�sentaient des sympt�mes de burn-out, pr�cise l'�tudiant en anthropologie. Certains des hommes interrog�s avaient longuement h�sit� avant d'informer leur famille.�
Le chercheur a identifi� trois attitudes diff�rentes parmi les sujets de son �tude. Ceux qui n'ont pas vu arriver l'�v�nement vivent le passage d'un travail forcen� � une absence d'avenir de fa�on dramatique. Ils d�veloppent une rancXur face � l'organisation qui les a, en quelque sorte, trahi, alors qu'ils avaient souvent sacrifi� une partie de leur vie personnelle � leur carri�re. D�stabilis�s, ces cadres ont tendance � s'isoler, � subir honteusement leur situation. � l'inverse, les employ�s qui ont senti le vent des coupures et pr�vu qu'il pourrait les toucher restent tr�s proches de l'organisation. Ils participent activement aux activit�s de l'association des gestionnaires, d�veloppent leurs contacts, et n'h�sitent pas � proposer eux- m�me de nouveaux projets l� o� ils sentent des opportunit�s. Le groupe interm�diaire se situe entre ces deux extr�mes et essaie de se pr�parer � affronter une nouvelle situation, en poussant, par exemple, le service � leur payer un retour aux �tudes.
Finalement, Paul Andr� Campeau en vient � souhaiter un plus grand dialogue entre les hauts gestionnaires et le personnel qui d�pend de leurs d�cisions. �Ils exercent un pouvoir au-del� de l'humain, remarque l'�tudiant. Au fond, les grandes organisations entretiennent une certaine f�odalit�. Ce genre de d�cision de couper 20 % des cadres montre que les �lites ont de moins en moins conscience de la port�e de leurs gestes sur la soci�t�.� Son �tude pourra-t-elle contribuer � leur ouvrir les yeux?
PASCALE GU�RICOLAS
-30-