2 novembre 1995 |
Id�es
POUR UNE �COLE �
TEMPS PARTAG�
PAR ALAIN MASSOT,
PROFESSEUR � LA FACULT� DES SCIENCES DE L'�DUCATION
Que convient-il d'apprendre aux g�n�rations futures? En direct de la tourmente de 1789, Condorcet apporte une r�ponse �clair�e � des questions fondamentales sur les conditions de naissance du citoyen de cette fin de si�cle.
La Commission des �tats g�n�raus sur l'�ducation travaille sous la contrainte de faire plus avec moins, l�gitim�e de surcro�t par le nouveau concept suspect de �qualit� totale� qui commence � envahir le monde de l'�ducation. Comment r�pondre aux r�clamations venant de tous les horizons tout en �vitant �le syndrome de Babel� dans un monde en perte de travail et en qu�te de sens? Il en r�sulte la n�cessit� de porter le d�bat sur le plan de principes g�n�raux. Dans cet esprit, j'avancerai quatre principes issus d'une longue tradition qui remonte en fait � Condorcet, le v�ritable fondateur des syst�mes scolaires des soci�t�s modernes. Je poserai un cinqui�me principe ax� sur des probl�mes qui surgissent de la m�tamorphose du travail.
Un principe juridique
L'�galit� des chances repr�sente un principe classique malgr� la confusion qu'il g�n�re. Au-del� d'une vision �galitariste simpliste d'�quilibre statistique (de l'ordre du 50/50), d'une vision �galitariste absurde du cent pour cent (de l'ordre: tous � l'universit�) et du volontarisme de la discrimination positive (de l'ordre du deux pour un), l'�galit� des chances se pr�sente d'abord et avant tout comme principe juridique. Il s'appr�cie au fait que l'�cole est obligatoire, gratuite, la�que et mixte. Il a pour finalit� premi�re de combattre les diff�rences de connaissances qui cr�ent une relation de d�pendance. L'obligation scolaire concomitante � la disparition des privil�ges scolaires au sens juridique n'a pas pour seul effet d'engendrer l'�galit� �tant donn� qu'il y aura toujours des savants et des non-savants; on ne voit pas au nom de quel principe sup�rieur il faudrait d�capiter les premiers pour r�tablir une certaine id�e de l'�galit�. Ce principe d'�galit� des chances exige de tenir compte des effets non voulus du syst�me qui peuvent engendrer le mal tout en ayant pour finalit� la recherche du bien. Enfin, il faut rappeler que la d�mocratisation scolaire, bien que n�cessaire, n'est pas une condition suffisante garantissant une meilleure redistribution des richesses. En somme, l'�ducation ne repr�sente pas la panac�e assurant une plus grande justice sociale. En cons�quence, il faut d�lester l'�cole de cette mission impossible. Voil� l'esquisse d'un argument pour centrer la fonction premi�re de l'�cole sur l'enseignement des connaissances qui permettent d'�chapper � une relation de d�pendance.
Quoi enseigner?
Le second principe a trait au curriculum obligatoire. Que doit- on enseigner � l'�cole parmi toutes les connaissances et habilit�s possibles justifiables d'un enseignement formel? La r�ponse d�coule en partie du premier principe au sens o� il faut privil�gier les connaissances qui soustraient la personne d'une relation de d�pendance par opposition � celles qui maintiennent ou qui cr�ent une telle relation. Ce savoir obligatoire doit s'�loigner des imp�ratifs de la raison technicienne et productiviste.
Au coeur de ce savoir se trouvent la litt�rature (ma�trise de la langue), la philosophie (ma�trise de la raison) et les sciences (ma�trise de la raison scientifique). Ce savoir de base pourrait inclure la pens�e juridique tant son ignorance place la plupart du monde dans la plus grande d�pendance au sein des soci�t�s modernes qui se judiciarisent de part en part. En corollaire, les connaissances scolaires qui �tablissent une relation de d�pendance, celles impr�gn�es d'affectivit� �sot�riques ou mystiques, ou encore celles qui versent dans le dogmatisme politique ou religieux, sont � exclure du curriculum obligatoire. Ce deuxi�me principe commande aussi � l'�cole de prendre en charge en priorit� ce qu'aucune autre institution sociale ne peut assumer ad�quatement.
Pour la neutralit�
Le troisi�me principe d�pend largement des deux premiers; il concerne la religion et les pratiques qui lui sont li�es. Dans la mesure o� l'obligation scolaire est fond�e historiquement, l'�cole se doit d'�tre neutre au sens de son caract�re mixte qui est aujourd'hui parfaitement accept� sur le plan normatif. La question du pluralisme religieux � l'�cole se tranche facilement en toute logique: il faut interdire le port d'une croix ou d'une m�daille au cou si ceux qui ne la portent pas sont �limin�s d'une mani�re ostentatoire ou non. Malheureusement, l'histoire ne se conforme pas � la logique formelle.
� un autre niveau, le proc�s de l'�cole confessionnelle au Qu�bec constitue une sorte de non-lieu si l'on prend en compte les pratiques religieuses des jeunes qui correspondent � une situation de la�cit� de facto. Plus globalement, il s'agit de savoir combien de vies avons-nous afin de pouvoir conc�der � l'autre le droit d'�atteindre le ciel � sa mani�re� (cit� par Habermas). Mais ce dernier argument, bien que l�gitime, ne concerne en rien la part du curriculum impos�e � tous les �l�ves.
Culture et utopie
Le quatri�me principe traite la langue, l'histoire et l'identit�. Il s'inscrit � la suite des trois principes pr�c�dents. L'�cole fait face � un contexte socio-historique de plus en plus multi-ethnique. S'il est possible de concevoir une �cole a-ethnique de la m�me fa�on qu'elle se veut non sexiste, peut-elle �tre a-culturelle? L'�cole a-ethnique ne se comprend qu'en autant que les conditions d'une identit� collective puissent �tre maintenues. �Comme si on pouvait r�concilier les langues� lance Baudrillard! Cette garantie passe par une langue ma�tresse et par l'histoire. L'utopie du multilinguisme rel�ve de l'ordre des illusions dites id�ologiques. Mais l'affirmation d'une langue officielle n'est absolument pas incompatible avec l'enseignement d'une, deux ou trois langues �trang�res. Il importe de ne pas confondre un melting-pot unilingue qui est en train d'�clater aux �tats-Unis (� preuve, les diverses l�gislations adopt�es concernant l'anglais comme langue officielle) et un melting-pot multilingue qui ne saurait �tre ni multilingue ni un melting-pot.
Ces principes issus de Condorcet devraient encore pouvoir guider la r�flexion sur le chambardement permanent des syst�mes scolaires. � titre d'exemple, une conclusion de Catherine kintzler, auteure du livre Condorcet, l'Instruction publique et la naissance du citoyen, m�rite une attention particuli�re lorsqu'elle souligne l'absence de toute int�gration sociale possible pour ceux dont �on s'est donn� le droit de ne pas les instruire... et de les rendre in�gaux aux autres... sous pr�texte de "respecter leur culture"�. Cette conclusion rev�t un caract�re d'une actualit� �tonnante lorsque que l'on sait qu'elle �tait acquise pour Condorcet dans le tourment de la r�volution de 1789.
Et voil� le travail!
Le cinqui�me principe veut �tablir la fin de l'�cole � temps plein que l'on pourrait nommer d'une mani�re positive �l'�cole � temps partag�. Soulignons d'abord l'immense paradoxe entre la pression pour augmenter le contenu du curriculum - et donc le temps scolaire - pendant que le temps de travail possible se r�tr�cit jusqu'� saper la valeur m�me du travail. Ce profond hiatus ne peut pas ne pas avoir d'effets dans l'�cole dont l'abandon scolaire serait le sympt�me objectif le plus flagrant. Il faut m�me se demander si les jeunes ne seraient pas en partie les cobayes d'une soci�t� en mal de travail. Ce dernier principe conduit � un double mouvement de resserrement de la d�finition du curriculum obligatoire et � l'ouverture d'un curriculum optionnel selon les dispositions et les choix de chaque �l�ve. Ce curriculum optionnel et encadr� occuperait la seconde partie de la journ�e scolaire.
L'application de ce principe m�riterait un long d�veloppement:
si l'�ducation physique fait partie du curriculum obligatoire, l'expression corporelle devrait appartenir au curriculum facultatif. De m�me, si le solf�ge est obligatoire, l'expression musicale devrait se tenir dans le cadre des activit�s facultatives. On pourrait �tablir un rapport semblable entre diff�rentes mati�res, comme la biologie et l'art culinaire, par exemple. En bref, il s'agit de d�charger la mission obligatoire de l'�cole de la part du curriculum qui comporte une dimension li�e aux go�ts et aux dispositions personnels. Il faudrait faire de m�me avec les connaissances qui peuvent �tre assum�es ad�quatement par d'autre institutions.
Une autre conclusion de Kintzler m�rite attention: �Avec Condorcet on est loin des interrogations futiles et des �tats d'�me sur la relation entre enseignant et enseign�...�. On entre dans la salle de classe pour y acqu�rir quelque chose qu'il n'est pas possible d'acqu�rir autrement. Que convient-il d'apprendre aux g�n�rations futures pour qu'elles puissent �tre en mesure de jouir de leurs droits et d'honorer leurs devoirs sans avoir constamment besoin de la tutelle directe d'autrui?
Condorcet apporte une r�ponse �clair�e � ces questions fondamentales qui traitent les conditions de la naissance du citoyen. Son nom pourrait dignement orner le fronton d'une des nombreuses facult�s des sciences de l'�ducation � l'int�rieur desquelles de nombreux �sp�cialistes� s'interrogent sur les contenus et les modalit�s de l'instruction pour l'avenir. Les �tats g�n�raux sur l'�ducation sont aux prises avec deux d�fis deukalioniens qui rel�vent de la r�solution de la quadrature du cercle et de la construction de la tour de Babel;
on ne saurait fonder une soci�t� sur de telles lubies.
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