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26 janvier 1995 ![]() |
Id�es
La mort en diff�r�
par bernard keating
PROFESSEUR D'�THIQUE � LA FACULT� DE TH�OLOGIE
�Nous sommes responsables des cons�quences qu'ont, sur les autres, nos revendications de droits. L'amour, c'est se faire responsables des autres.�
En d�cembre dernier, les m�dias ont fait leurs manchettes du suicide du Dr J. Rapha�l Boutin, directeur m�dical de l'H�pital Notre-Dame de Montr�al pendant 36 ans. Le journal Le Soleil reproduisait m�me en premi�re page le message qui r�sumait la lettre de suicide publi�e en page trois sous le titre de �Dernier message�. Une br�ve citation du Dr Boutin accompagnait d'ailleurs la manchette: �La vieillesse est une maladie incurable...�
La lecture de la lettre du docteur Boutin est �mouvante. Qui peut rester indiff�rent face � ce message, si centr� sur l'essentiel:�L'�l�ment majeur du bonheur dans la vie c'est l'amour. Les �tres les plus heureux sont ceux qui ont consacr� leur vie � l'amour�? Le docteur Boutin s'est estim� combl� par la vie. Son message me donne � croire qu'il a combl� d'amour ceux et celles qui ont �t� en contact avec lui.
Mais le dernier message du docteur Boutin ne se r�sume pas simplement � cette profession de foi dans le r�le central de l'amour. Il inclut aussi une d�fense du suicide assist� et de l'euthanasie. L'argumentation est limpide, coh�rente. Le professeur d'�thique que je suis y voit une pi�ce majeure � verser au dossier. Un document en quelque sorte exemplaire pour comprendre les convictions et les raisons qui sous-tendent la position favorable � l'euthanasie et au suicide assist�. Rarement on les a vues exprim�es de fa�on si succincte et si claire.
Une question complexe
Les th�mes majeurs du d�bat s'y retrouvent tous: le droit � l'autonomie, le caract�re sacr� de la vie et son rapport � la qualit� de la vie, la d�fense des droits individuels, la contestation des entraves issues du droit et de la religion et par-dessus tout, la conviction que �la vieillesse est une maladie incurable...�. Ce texte pourrait �tre pr�cieux pour discuter de fa�on fructueuse des enjeux �thiques et juridiques de l'euthanasie et du suicide assist�.
Mais les choses ne sont pas si simples. Une foule de raisons interdisent la discussion du dernier message du Dr Boutin. Le texte dont on parle n'est pas un simple article de journal, un m�moire au Comit� s�natorial sur l'euthanasie et l'aide au suicide ou une prise de position d'une corporation professionnelle ou d'une �glise, c'est un testament! C'est une prise de position ratifi�e par un geste concret: le suicide de son auteur.
Avec raison on admire ceux qui ont le courage d'aller au bout de leurs convictions. Il n'est pas d�cent, on le sait, de d�battre du contenu d'un testament: les volont�s d'un mort doivent �tre respect�es! Enfin, il est extr�mement difficile de discuter des justifications du suicide et de l'euthanasie offertes par l'auteur du texte sans appara�tre vouloir juger l'auteur du suicide.
Celui qui ne partage pas les opinions du Dr Boutin se retrouve donc dans une situation particuli�rement pr�caire. Ou bien il se tait et se range, dans les faits, � l'opinion de ceux qui croient que les questions du suicide assist� et de l'euthanasie sont des questions purement individuelles, ou bien il parle et prend le risque de para�tre juger et condamner le Dr Boutin en son absence.
Bien cerner ce qu'est l'euthanasie
J'assume le risque. La question est trop importante pour se d�filer. Celui qui va au bout de ses convictions atteste sans doute son courage, mais le bien-fond� de ses opinions n'est pas acquis pour autant. Il ne suffit pas de mourir pour une cause pour faire en sorte qu'elle soit bonne ou juste! Le Dr Boutin me pardonnera de le prendre au mot quand il �crivait �si ce message pouvait contribuer le moindrement � la solution du probl�me de l'euthanasie�. Je tenterai de faire en sorte de concourir � ce que son voeu se r�alise, mais dans une direction diff�rente de celle qu'il indiquait.
Quel est au juste ce probl�me de l'euthanasie? Serait-ce simplement que nos mentalit�s ne sont pas encore suffisamment �volu�es pour qu'on puisse enfin se lib�rer des entraves dress�es par les religions et par le droit?
Cette fa�on de poser le probl�me prend pour acquis ce qui constitue le noeud m�me de la question: que l'euthanasie et le suicide assist� soient, de fait, des pratiques qui �difient une soci�t� plus humaine et plus respectueuse des personnes. Est-ce bien le cas? C'est, me semble-t-il, � l'�lucidation de cette question que devrait se consacrer le d�bat.
Mais il faudrait, avant de s'attaquer � cette question somme toute abstraite, retourner au concret, � la pratique et aux malades et se demander quels probl�mes au juste on souhaite r�gler. Les d�fenses de l'euthanasie et du suicide assist� se font souvent au prix de la confusion de situations distinctes qui imposent des approches diff�renci�es.
De la douleur au soulagement
Un premier type de situations, c'est celui o� on n'arrive pas � contr�ler des douleurs aigu�s, m�me en recourant � la meilleure des expertises m�dicales. Ces situations sont rares, mais il ne faut pas les nier. Il faut les discuter pour elles-m�mes. Donner la mort, dans ces cas, constituerait un geste d'euthanasie au sens moderne du terme.
Un second type, li� au premier, surgit de la possibilit� que le soulagement de la douleur provoque l'abr�gement de la vie. � des fins de clart�, il faut le mentionner bien qu'il y ait un accord, quasi unanime, sur la l�gitimit� de cette pratique.
Ce qui est mis en doute aujourd'hui, c'est l'id�e m�me que le soulagement efficace de la douleur puisse abr�ger la vie, d'est le contraire qui serait vrai. Loin d'abr�ger la vie, le soulagement efficace de la douleur l'allongerait.
Le cas de Nancy B.
Un troisi�me type de situations est particuli�rement li� � l'existence de technologies permettant le maintien artificiel de la vie: respiration et alimentation artificielle. La probl�matique est ici fort diff�rente de celle qui �tait au coeur des deux premiers types mentionn�s: on passe d'une probl�matique centr�e sur la douleur qui appelle en priorit� une r�ponse technique, � une probl�matique beaucoup plus globale qui fera appel aux notions de souffrance et de qualit� de vie qui ne peuvent �tre appr�ci�es dans une approche strictement technique. Le cas Nancy B. illustrait de fa�on dramatique ce type de situations. On qualifie en g�n�ral ces actes de cessations de traitement.
Un quatri�me type de situation est celui de personnes handicap�es ou gravement malades d�sirant mourir mais dont la vie ne d�pend pas de traitements de support. Estimant la mort naturelle trop longue � venir, elles souhaitent qu'on la provoque. On pourrait parler ici de demandes d'euthanasie ou de suicide assist� selon que la dimension douleur/souffrance soit dominante ou non.
Un cinqui�me type de situations est exemplifi� par la r�flexion et la d�cision du Dr Boutin. Des personnes, en sant� ou pr�sentant les premiers signes d'une maladie mortelle, d�cident de mettre fin � leur vie, avant d'�tre s�v�rement atteintes par les outrages de l'�ge ou de la maladie. Ces actes sont des suicides au sens strict.
Pour une approche diff�renci�e
Cette typologie des situations et des qualifications accord�es aux types d'actes n'a pas la pr�tention d'�puiser la question et n'implique pas n�cessairement une direction particuli�re au jugement moral. Il faudrait la raffiner et particuli�rement distinguer la situation des personnes aptes � donner un consentement, de celle des inaptes dont les int�r�ts et les droits doivent �tre prot�g�s. Elle vise simplement � favoriser une approche diff�renci�e, de telle sorte qu'on ne confonde pas la cessation ou le refus de traitement, dans lesquels on renonce � une lutte d�risoire contre la mort, avec l'euthanasie o� l'on agit dans l'intention de provoquer la mort.
De plus, il faut aussi distinguer le suicide, dont on assume personnellement les gestes, du suicide m�dicalement assist�. Le suicide n'est pas un crime au Canada, mais l'intervention d'un tiers est condamn�e par la loi. Passer de l'un � l'autre n'est pas la simple extension d'une libert� laiss�e � l'individu, c'est la cr�ation d'un droit ouvrant � une pratique sociale et � des revendications � l'�gard des autres, en particulier les m�decins et pourquoi pas les pharmaciens et les infirmi�res?
Ceux qui revendiquent le droit � l'euthanasie et au suicide assist� ne peuvent se contenter de brandir leurs libert�s individuelles tout en restant aveugles aux cons�quences possibles sur les autres. Nous sommes responsables des cons�quences qu'ont sur les autres nos revendications de droits. L'amour, c'est se faire responsables des autres. On ne peut rester sourds aux inqui�tudes des plus vuln�rables, des malades et des personnes handicap�es qui ont choisi de parler en faveur de la vie. Leurs luttes modestes et quotidiennes ne font cependant pas de bonnes manchettes!
La vieillesse, un naufrage?
Apr�s avoir tent� de distinguer divers types de probl�mes, revenons-en maintenant aux notions morales d�terminantes dans le d�bat: l'autonomie, le caract�re sacr� de la vie dans son rapport � la qualit� de la vie et le sens m�me de la vieillesse.
L'affirmation que la vieillesse soit une maladie nous donne peut-�tre une cl� pr�cieuse pour comprendre la tournure actuelle du d�bat. Qu'est-ce qui explique le retournement moral qui fait en sorte que l'euthanasie et le suicide assist� rassemblent tant de suffrages?
Je crains que ce ne soit en bonne partie l'effet d'un mirage! La m�decine moderne distille en effet une illusion: abolir la mort, la reporter � jamais, sinon � perp�tuit�.
La mort a perdu le caract�re naturel qu'elle avait nagu�re. Le fait d'�tre vivant, c'est d�j� �tre en p�ril de mort, le vivant est fragile et la personne humaine en particulier. L'enfant de la cr�che illustre parfaitement cette fragilit� dont on ne peut venir � bout, provisoirement, que gr�ce � la responsabilit� qu'autrui exerce � notre �gard.
La n�gation de la mort nous pr�pare bien mal � sa venue. L'affirmation unilat�rale de l'autonomie est loin de nous pr�parer � assumer la solidarit� humaine sans laquelle l'autonomie n'est qu'un mot vide.La fragilit� cong�nitale de l'humain fait en sorte qu'il ne peut �tre autonome qu'avec les autres et pour les autres. Paradoxalement, nous pourrions dire que nous avons tous besoin des autres pour �tre autonomes.
La n�gation de cette �vidence conduit � vivre comme une d�ch�ance les jours o� nous d�pendons des autres, comme si la dignit� d�pendait de l'autonomie fonctionnelle, de la capacit� de vaquer aux occupations de la vie courante. L'appr�ciation de la qualit� de la vie est grandement li�e � la fa�on dont nous savons assumer, avec les autres, le fait de notre fragilit� et le caract�re provisoire de la vie. S'il en �tait autrement, la vie aurait-elle vraiment du prix?
Le Dr Boutin s'est suicid�. Il a laiss� un message o� il situait sa vie dans le sillage de l'Amour, de la V�rit�, et de la Justice. C'est dans ce sillage que s'inscrit cette discussion, malheureusement posthume, � propos du suicide assist� et de l'euthanasie.
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