![]() |
26 janvier 1995 ![]() |
L'�talon d'Achille
Lorsqu'il joue avec les mots, Greg n'y va pas de langue morte, d�montre Claude Mich�le Desaulniers dans sa th�se de doctorat.
S'il savait qu'une personne normalement constitu�e a consacr� presque dix ans de sa vie � �tudier son personnage, scrutant � la loupe ses moindres �carts de langage - et Dieu sait qu'ils sont l�gion - nul doute qu'Achille Talon se retournerait dans sa case, � d�faut de se retourner dans sa tombe. Plus vivant que jamais, le c�l�bre h�ros de bande dessin�e cr�� en 1966 par Greg a fait r�cemment l'objet d'une imposante th�se de doctorat de plus de 1 080 pages r�alis�e par une �tudiante en linguistique, Claude Mich�le Desaulniers.
Dans cette th�se r�alis�e sous la supervision de Silvia Faitelson-Weiser et Lionel Boisvert, du D�partement de langues et linguistique, cette mordue de l'univers d'Achille Talon a voulu voir, entre autres, en quoi r�sidait l'originalit� de cette bande dessin�e humoristique, par rapport au syst�me du fran�ais (code linguistique). Cette cr�ativit� linguistique s'exerce de mani�re particuli�rement ostentatoire dans la formation de mots nouveaux, selon la jeune femme, qui a relev� pas moins de trois cents �talonnismes� dans les quarante et un albums que compte la s�rie.
Ces �d�rapages contr�l�s� sont obtenus par suffixation (�d�plaisanterie�, �achillit�, �avortonnisme�, �intervioueuse�, �insipidissime�, �chardassautesque�, �taquinatoire�, �gngngn�me�, �d�senconcombrer�); par pr�fixation (�d�serrurriser�, �recoucoutter�, �hyper�rudit�, �pr�- gotlibien�, �over-p�tuler�), ou encore par composition (�fant�maniaque�, �cafardog�ne�, �bruitophobe�, �talo-romain�, �psychiatrolomanie�, �spatiofuturobotesque�). Et la liste pourrait s'allonger. Selon la jeune femme, ces ��carts de langage� t�moignent non seulement de l'immense cr�ativit� de Greg, mais aussi de son �rudition et de grande ma�trise de la langue fran�aise.
Une langue vivante
�Tout tient � la subversion des sacro-saintes r�gles d'usage. Les talonnismes sont autant de cr�ations lexicales qui, sans rompre avec les proc�d�s morphologiques classiques du fran�ais, en prennent � leur aise. Leur s�mantisme � la port�e de tout lecteur un tant soit peu attentif rend leur �hyper�rudition� tout � fait sympathique. Le mot-objet sert donc � nous amuser en m�me temps qu'il nous fait prendre conscience de la vitalit� et de la complexit� de la langue.�
Souvent, les personnages d'Achille Talon ont recours � des termes d�suets et des tournues vieillotttes pour s'exprimer, dans un style ampoul� qui ne cadre plus avec notre �poque. �Croyez, mon cher baron, que mon coeur saigne � la pens�e d'att�nuer le scintillement si prestigieux de votre blason, mais il me faut l'avouer: j'eus un doute sur votre chance d'hier � l'�cart�, lance un marquis. Dans cette volont� de se d�marquer du commun des mortels, ils adoptent un langage classique pour exprimer les choses les plus simples. �Un instant, Lefuneste, essayez-vous de me dire que c'est vous qui, affubl� d'une peau de gorille, avez nuitamment frapp� � mon carreau ?� demande Achille Talon.
Dans cet univers de d�lire verbal et de cr�ativit� langagi�re prolif�rent les calembours: non seulement les titres de plusieurs albums (Le Roi des Z�tres, L'Esprit d'�loi, L'Archipel de Sanzunron, Le Monstre de l'�tang Tacule, L'Appeau d'�ph�se en t�moignent, mais encore presque tous les titres des histoires de cette BD sont des jeux de mots: � la farce du poids niais, Le char y va, ris! Le cas nu lard, etc... Bref, on s'amuse ferme au royaume d'Achille Talon, o� m�me l'onomatop�e ne correspond pas toujours au bruit �l�gitime�, et vice-versa. Par exemple, une porti�re qu'on referme ne fait pasclac maiscui cui , tandis qu'un voiture qui s'�lance � toute vitesse �met un tranquille zonzon au lieu du vroum traditionnel.
Des personnages p�tulants
S'il prend quelques libert�s avec la langue, Greg transgresse �galement le code des conventions propres de la BD, un genre qui a eu la vie dure en France et en Belgique pendant des d�cennies, note Claude Mich�le Desaulniers: �Parfois, les personnages d'Achille Talon nous livrent leurs r�flexions et se font les porte-paroles de lecteurs chagrins en portant eux-m�mes des jugements s�v�res sur la BD: ce faisant, ils ignorent ou refusent le fait qu'ils figurent dans une BD.�.
Mises � part ces crises de schizophr�nie, les personnages revendiquent leur statut particulier en faisant r�solument la promotion de la bande dessin�e. Ils n'h�sitent pas non plus � s'exprimer sur diff�rents sujets comme la violence ou le r�le des femmes: �M�me dans les pires bandes dessin�es, on n'oserait plus, de nos jours, confiner les dames dans le r�le passif o� Achille et toi voudriez me laisser�, avertit � cet effet Madame Talon. En plus de se prononcer ouvertement sur certains sc�narios o� ils �jouent�, les personnages vont m�me recourir � certaines tactiques pour inciter les lecteurs � se procurer un album paru. Dans l'un de ceux- ci, un Achille Talon quelque peu embarrass� aborde m�me la question du co�t de l'album!
Aux termes de cette monumentale �tude (dont cet article ne donne qu'un bref aper�u), Claude Mich�le Desaulniers se demande si elle n'aurait pas sombr� dans une sorte de �neuropsychogastromorpholie�, un travers que d�nonce pr�cis�ment Achille Talon. �Chose certaine, cette th�se trouverait son utilit� si elle devait seulement convaincre des universitaires de l'int�r�t que pr�sente Achille Talon sur le plan linguistique et litt�raire, ou si elle pouvait les inciter � le lire pour leur propre plaisir�.
REN�E LAROCHELLE
-30-