
La détresse et le désenchantement
Pour pallier une organisation du travail déficiente, les médecins se réfugient dans l’hypertravail et leur santé psychologique en paie le prix
Trop de responsabilités, trop de risques, trop d’intensité et trop peu de ressources pour affronter le quotidien. Voilà le diagnostic-choc sur la situation actuelle des médecins que posent quatre chercheurs dans La détresse des médecins: un appel au changement, lancé cette semaine aux Presses de l’Université Laval. Les auteurs de l’ouvrage, Marie-France Maranda et Louise St-Arnaud de la Faculté des sciences de l’éducation, Michel Vézina de la Faculté de médecine, et Marc-André Gilbert de l’UQTR, y relatent les résultats de l’étude qu’ils ont menée auprès de médecins victimes d’épuisement professionnel, de détresse psychologique, de dépression et de toxicomanie.
Ces médecins ont été mis en contact avec les chercheurs par l’entremise du Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ). Créé en 1990 en réponse à la volonté du monde médical de se doter d’une aide professionnelle et discrète pour faire face à ce type de problèmes, le PAMQ s’inquiétait de l’accroissement des appels à l’aide survenu au cours des dernières années. De concert avec l’Association médicale canadienne et l’Institut des neurosciences, de la santé mentale et de la toxicomanie, le PAMQ a mandaté les quatre chercheurs pour faire la lumière sur les causes de cette tendance préoccupante.
Chiffrer le phénomène
Un sondage, mené en 2003 par l’Association médicale canadienne auprès de 2251 médecins âgés de 35 à 44 ans, chiffre l’ampleur du problème: 46 % des répondants déclaraient souffrir de fatigue ou d’épuisement professionnel. Les chercheurs ont invité 13 médecins à raconter en détail comment leur travail les avait conduits au mal-être. Ils saluent d’ailleurs le courage de ces participants considérant l’expérience douloureuse qu’ils venaient de vivre et le fait qu’ils proviennent d’un milieu où l’endurance au travail est élevée au rang de vertu, même chez les étudiants qui aspirent à joindre la profession.
Les chercheurs ont laissé la parole aux médecins et les ont écoutés. La liste des problèmes est aussi longue que les listes d’attente pour les chirurgies: lourdeur de la tâche, quarts de travail inhumains – certains médecins sont de garde pendant sept jours, 24 heures par jour - pressions qui viennent de toutes parts, décisions cruelles sur l’urgence de traitement de chaque patient, manque de ressources, manque de personnel, système qui les abandonne à leur propre sort, etc. Le médecin en situation de détresse se trouve prisonnier du système et il est contraint d’exercer, en mode endurance, une médecine de qualité inférieure aux standards de la profession, observent les chercheurs. La construction identitaire du médecin, résultant de la fusion du soi personnel et du rôle professionnel, se retourne contre l’individu. Pour bloquer sa propre souffrance, ses émotions et ses pensées, le médecin tente d’en faire toujours plus, jusqu’à l’engourdissement.
Et l’humanité à l’égard des soignants?
Cette situation conduit à l’hypertravail, une stratégie défensive inscrite dans une culture de l’endurance qui exploite le dévouement du médecin et lui fait perdre les repères d’une saine hygiène de vie. Le médecin débordé n’a même pas le temps de s’arrêter pour écouter un collègue lui aussi en situation précaire de surmenage. Celui qui tombe au travail trahit les valeurs dominantes de la profession – performance, résistance au stress, prestige, sens des responsabilités - et trouve peu d’appui parmi ses collègues. On reproche à la médecine de manquer d’humanité à l’égard des malades. L’humanité à l’égard des soignants semble également avoir disparu, constatent les chercheurs.
En préface de l’ouvrage, André Lapierre, médecin-conseil au PAMQ, exprime un souhait que partagent sûrement les médecins qui ont accepté de livrer leur témoignage. «Si cette étude pouvait permettre aux médecins de prendre conscience de la détresse de plusieurs de leurs collègues face à leur travail, si elle pouvait les aider à déceler chez eux ou chez leurs pairs les signes précurseurs d’un mal-être et qu’un embryon de collégialité prenne forme, si les autorités du réseau, plutôt que de se réfugier dans le déni des problèmes de santé des soignants, cherchaient des solutions pour rendre le système plus efficient et les soins aux patients plus facilement et plus rapidement accessibles, la pression sur les médecins en serait d’autant réduite et toute la détresse que nous livrent ces pages n’aurait peut-être pas été vaine.»

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