La gastronomie moléculaire raisonnée
Le physico-chimiste Hervé This apprête la science à la sauce passion
Il côtoie les grands chefs, il est un habitué des plateaux d’émissions culinaires télévisées, il porte, tout comme les cuisiniers, des chemises à col officier, il fait son pain et son beurre en scrutant à la loupe les livres de recettes, mais Hervé This ne laisse planer aucune ambiguïté sur le camp auquel il appartient: «Au labo, nous ne faisons pas de cuisine, nous faisons de la science».
Chercheur au Laboratoire de chimie des interactions moléculaires du Collège de France, auteur de nombreux ouvrages grand public traitant de cuisine, figure connue des téléspectateurs français, Hervé This était de passage sur le campus le 21 septembre pour servir aux étudiants et aux chercheurs de l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels quelques morceaux choisis de science nappés d’une généreuse portion de sauce passion. Pendant près de deux heures, il a expliqué, à bâtons rompus, à quoi occupe ses journées un spécialiste de gastronomie moléculaire, un terme qu’il a d’ailleurs lui-même inventé.
L’ordinateur d’Hervé This contient 25 000 proverbes, dictions, trucs et conseils de cuisine qu’il collectionne depuis plus de vingt ans en fouillant les livres de recettes anciens et modernes et en discutant avec les grands chefs. Physico-chimiste de formation, il s’amuse à évaluer expérimentalement la justesse des énoncés qui l’intriguent – un exercice qui exige en moyenne un mois de travail -, il tente d’en trouver les fondements scientifiques et il en tire des leçons qui peuvent faire progresser l’art d’apprêter les aliments.
«Les sciences, c’est comme les épinards. Certaines personnes les aiment et d’autres pas. Le rôle des professeurs est de faire aimer les épinards en mettant la crème qu’il faut.»
Des exemples? Si on fait cuire les haricots trop longtemps, ils se décolorent. «C’est faux, ont prouvé nos tests. Plus on les cuit, plus ils prennent une couleur vert foncé. La chaleur détruit la chlorophylle, mais pas tous les pigments.» Pour faire une bonne compote aux poires, enlevez la pelure des fruits. «C’est ridicule. C’est dans la pelure qu’il y a le plus de saveur. Pour avoir une compote de texture agréable, on peut enlever la pelure, mais il faut la mettre dans une gaze et la faire cuire avec la chair du fruit.» Pour réduire l’acidité du vinaigre, il suffit de le faire bouillir. «C’est vrai pour certains vinaigres, mais pas pour tous.»
Le scientifique en lui voit la cuisine de façon cartésienne. Une bouteille de vin devient un liquide constitué de «beaucoup d’eau, d’un peu d’éthanol et d’une faible quantité de petits machins qui donnent du goût». Une recette de cuisine s’apparente à un protocole expérimental contenant «majoritairement des mots qui ne servent à rien, accompagnés de quelques mots utiles sur les ingrédients et sur la façon de les combiner». Mais ce n’est là qu’une facette de l’homme. «J’ai mis 26 ans à comprendre que la cuisine comporte trois dimensions. D’abord de l’amour, ensuite de l’art et enfin un peu de technique. La gastronomie moléculaire explore ces trois composantes.»
Communicateur enthousiaste de la chose scientifique – il a d’ailleurs travaillé pendant vingt ans pour la revue de vulgarisation Pour la science, dont 14 ans comme rédacteur en chef adjoint et deux ans comme rédacteur en chef –, il estime que les professeurs ont un rôle à jouer pour faire apprécier les sciences dans la société. «Les sciences, c’est comme les épinards. Certaines personnes les aiment et d’autres pas. Le rôle des professeurs est de faire aimer les épinards en mettant la crème qu’il faut.»
Les universitaires ont aussi un devoir de vigile dans la société, laisse-t-il entendre. Lui-même profite des tribunes qui lui sont offertes pour livrer sa propre bataille sur les appellations. Lorsqu’il est question de mayonnaise commerciale ou de sauce béarnaise en sachet qui ont bien peu à voir avec le produit original, la moutarde lui monte au nez. «La cuisine, c’est souvent comme ça. On raconte n’importe quoi et ça roule. Comme intellectuels et comme universitaires, nous avons un devoir politique à jouer pour qu’on ne nous fasse pas manger des saloperies.»
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