Résilience dans le Grand Nord
Les chamanes ont officiellement disparu de l’Arctique canadien, mais leur discours reste bien vivant à l’intérieur de l’ancien cadre cosmologique
Au cours des deux derniers siècles, la plupart des explorateurs, baleiniers, missionnaires et ethnographes qui ont séjourné dans l’Arctique canadien en sont revenus avec la nette impression que la culture inuite était sur le déclin, voire condamnée à disparaître. Ce jugement visait en particulier la forme de religion très ancienne appelée chamanisme. Le chamanisme a effectivement disparu au profit du christianisme, sauf que son discours, pour de nombreux Inuits, est demeuré bien vivant à l’intérieur du cadre cosmologique ancestral, lequel fonctionne toujours. Dans ce cadre idéologique, la société assure son bien-être en s’appuyant sur les rapports positifs qu’entretiennent les personnes avec les animaux, Dieu, les esprits et les défunts.
Telles sont les grandes lignes d’une étude parue cet été dans la revue scientifique américaine Ethnohistory. L’article est cosigné par Frédéric Laugrand, professeur au Département d’anthropologie, et deux chercheurs des Pays-Bas, Jarich Oosten, de l’Université de Leyde et Cornelius Remie, de l’Université Radboud de Nijmegen. «Nous avons étudié les traditions inuites sur un siècle et demi et nous avons constaté la permanence de cette idée de déclin, explique Frédéric Laugrand. De la fin du 19e siècle jusqu’à la première moitié du 20e, sous l’effet combiné des ravages provoqués par l’alcool et les maladies vénériennes apportés par les Blancs, les observateurs occidentaux prédisent la disparition imminente des Inuits. Au milieu du 20e siècle, cette idée de déclin se perpétue au niveau socioculturel. On prétend ainsi que les traditions inuites vont se désintégrer en raison d’une forte acculturation et des politiques d’assimilation liées à la sédentarisation et à l’éducation de ces populations. Aujourd’hui, cette idée de déclin s’exprime dans un cadre inédit: l’environnement. Cette fois, affirme-t-on, c’est la bonne, le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement vont faire disparaître les bases mêmes du milieu dans lequel les Inuits ont toujours vécu et, de ce fait, entraîner leur disparition.»
Une cosmologie qui ne veut pas mourir
Les chercheurs ont abordé cette question du déclin sous l’angle de la religion chamanique. Dans celle-ci, le monde des esprits joue un rôle de premier plan. Lors des rituels, le chamane recourait à des formules secrètes et se servait d’amulettes. «Ceux qui ont conclu à la disparition du chamanisme ont eu tort, affirme Frédéric Laugrand. Encore aujourd’hui, on observe de nombreuses manifestations de cette présence du chamanisme. Il y a des continuités très fortes qu’on ne voit pas parce que nombre de ces pratiques se déroulent en privé et à l’extérieur des villages, dans des lieux peu accessibles.»
En 2002, le chercheur de Laval et son collègue Jarich Oosten ont organisé un atelier sur le chamanisme à Rankin Inlet, dans le Nunavut. Depuis, ils ont organisé d’autres activités du même type et ils constatent la résilience de ce système. À Rankin Inlet, tous les aînés ont affirmé croire à la fois au christianisme et au chamanisme. Tous ont également dit souhaiter la conservation et l’utilisation des aspects positifs du chamanisme pour résoudre les problèmes sociaux vécus dans leurs communautés. Selon eux, les chamanes, bien que moins puissants que ceux de jadis, agissent, mais dans la plus grande discrétion. L’aîné Itinnuaq, fils adoptif d’un chamane renommé, a déclaré: «Les missionnaires ne pensent qu’à l’âme […]. Je pense que les chamanes sont utiles spirituellement parce qu’ils éloignent tous les êtres malfaisants et voient les fautes commises.»
Selon Frédéric Laugrand, tous les Inuits se définissent aujourd’hui comme chrétiens. Mais au-delà de cette identité, ils continuent à fonctionner à l’intérieur du cadre cosmologique plus large d’autrefois qui est celui du chamanisme. D’ailleurs, plusieurs traditions chamaniques ont été conservées. «Cette cosmologie chamanique, précise-t-il, comprend la croyance en des esprits auxiliaires appelés tuurngait, et en des entités non humaines fort diverses que les Inuits continuent de rencontrer dans la toundra ou à travers leurs rêves. Cette cosmologie valorise également le respect des animaux dont on dit qu’ils comprennent la pensée des humains et qu’ils s’offrent au chasseur tant que leur dépouille ou leur chair est traitée avec respect.»
Selon le chercheur, il est difficile de dire à quoi ressemblera le chamanisme inuit dans l’avenir. «Une chose est sûre cependant, ajoute-t-il. Le discours ainsi que le cadre spirituel du chamanisme ne semblent pas avoir perdu de leur vigueur ni de leur dynamisme.»
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