
Cachez ce kirpan
Le multiculturalisme à la canadienne
ouvre-t-il la porte à l'intégrisme religieux?
Port du kirpan à l'école, aménagement
de lieux de prière dans les établissements d'enseignement,
voilà des causes portées devant les tribunaux qui
donnent à penser qu'il existe peut-être des liens
potentiels entre multiculturalisme et intégrisme religieux.
Ce sujet délicat a été abordé avec
circonspection par les participants au dernier débat Participe
présent au Musée de la civilisation. La plupart
des invités à ce débat sur le multiculturalisme
considèrent que l'ouverture à des pratiques religieuses
coule de source dans un pays comme le Canada qui accueille des
milliers d'immigrants des quatre coins du monde chaque année.
Le quatrième participant, un étudiant à
la maîtrise en sociologie, nourrit par contre certaines
craintes envers cette trop grande acceptation des valeurs des
autres, car elle pourrait nuire à l'identité du
peuple québécois. Malheureusement, ses exemples
souvent outranciers, notamment celui sur la possibilité
éventuelle de pratiquer l'excision à l'hôpital,
ont rarement permis à la discussion de prendre son envol.
À en croire Jocelyn Maclure, professeur de philosophie
à l'Université Laval, et Daniel Marc Weinstock,
professeur de philosophie à l'Université de Montréal,
les Canadiens n'ont pas à redouter l'invasion de droits
religieux ou relatifs à la liberté individuelle.
"Il ne s'agit pas d'une situation de relativisme moral où
nous accepterions de changer nos lois au nom du respect de certaines
valeurs religieuses", affirme Jocelyn Maclure. Une opinion
partagée par son collègue philosophe qui considère
d'ailleurs que le Canada pratique un multiculturalisme plutôt
léger qui touche surtout des éléments assez
folkloriques de l'identité des immigrants. Fils d'émigrés
juifs d'Europe de l'Est ayant longtemps fréquenté
les écoles catholiques québécoises, Daniel
Marc Weinstock se réjouit des pas de géants accomplis
ici en matière de tolérance religieuse. "Les
étrangers regardent le Canada comme un modèle de
réussite, car les tensions sont à couper au couteau
dans certains quartiers en France ou ailleurs en Europe",
dit-il.
La foi et les soucoupes volantes
Pourtant, les effets du multiculturalisme à la canadienne
sur la société dans un proche avenir inquiètent
quelque peu l'avocat Jean-Claude Hébert. Il considère
que les énoncés remplis de vertu et de générosité
demeurent trop vagues. "Pourquoi n'existe-t-il pas un seul
jugement de la Cour donnant des définitions ou des lignes
directrices depuis la mise en place de la Charte des droits et
libertés il y a 25 ans? Les juges attendaient les problèmes,
ils arrivent." À l'entendre, cette cour a, par exemple,
balayé du revers de la main les craintes face aux éventuels
problèmes de sécurité concernant le port
du kirpan. Par ailleurs, la notion d'accommodement raisonnable,
souvent invoquée par les groupes religieux s'adressant
aux tribunaux, reste trop floue. "Que va-t-il se passer
lorsque des adeptes de Raël vont réclamer cet accommodement
pour pratiquer leur foi dans les soucoupes volantes dans une
institution?", lance-t-il.
Le "sociologue en devenir" Mathieu Bock-Côté,
ancien collaborateur de Bernard Landry, est lui aussi circonspect
devant la politique d'accommodement qui accompagne le multiculturalisme.
Selon cet étudiant à la maîtrise, à
trop respecter les identités multiples des autres, la
société en vient à oublier les valeurs du
tronçon majoritaire. "Un directeur d'école
a déjà interdit les chants de Noël catholiques
pour ne pas heurter la sensibilité des enfants des autres
religions, et l'arbre de Noël est devenu un arbre des festivités
à Montréal", rappelle-t-il. À ses yeux,
les jugements des tribunaux en faveur du multiculturalisme creusent
l'écart grandissant entre des élites converties
au cosmopolitisme et une majorité silencieuse qui ne peut
s'exprimer publiquement sans se faire taxer de raciste ou de
xénophobe.
Convaincu pour sa part des vertus du multiculturalisme, le philosophe
Daniel Marc Weinstock constate que les craintes exprimées
par de nombreux citoyens au lendemain du jugement de la Cour
suprême sur le port du kirpan proviennent surtout du Québec.
"En Ontario, beaucoup d'enfants sikhs portent sans doute
ce poignard scellé sous leurs vêtements sans que
cela n'inquiète personne", remarque-t-il. Par ailleurs,
il constate qu'on a trop souvent tendance, dans le discours nationaliste,
à considérer tous les immigrants comme des réfugiés
alors que, en grande majorité, il s'agit de travailleurs
choisis. En quoi cette sélection garantit leur degré
de foi religieuse?, rétorque de son côté
Jean-Claude Hébert qui souligne d'ailleurs que les églises
ont souvent tendance à réclamer toujours plus de
liberté par rapport à l'État, tout en limitant
les marges de manoeuvre de leurs adeptes, en particulier les femmes.

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