Un délit d'initié?
Un Évangile apocryphe réhabilite,
d'une certaine façon, le personnage de Judas
Si Judas a livré Jésus aux Romains, ce n'est
pas pour une vile question d'argent ou parce qu'il était
possédé du démon, comme le veut la tradition.
S'il a trahi son maître, c'est bien à la demande
de celui-ci qui savait qu'une fois jugé, condamné
à mort et crucifié, il accomplirait son destin,
soit de mourir pour sauver l'humanité. Débarrassé
de son enveloppe charnelle, Jésus quitterait ce monde
imparfait créé par un dieu qui est inférieur
au Dieu véritable et il retrouverait, par le fait même,
son essence divine. Tel est l'essentiel du message contenu dans
L'Évangile de Judas. Ce manuscrit en langue copte
vieux de quelque 1 700 ans est la traduction d'un texte grec
perdu et vraisemblablement composé entre 150 et 180 de
notre ère. Il a été découvert en
Égypte dans les années 1970. Sa traduction en langue
anglaise a été rendue publique par la National
Geographic Society au début d'avril. Le mercredi 19 avril,
la Faculté de théologie et de sciences religieuses
présentait, au pavillon Charles-De Koninck, une table
ronde sur le thème "L'Évangile de Judas:
texte et contexte".
Un texte d'inspiration gnostique
Devant une salle comble, le professeur Louis Painchaud, qui
a fait sa propre traduction de l'Évangile de Judas,
a d'abord affirmé que ce texte, rédigé sur
des feuillets de papyrus au 4e siècle de notre ère,
comme l'a authentifié la datation au carbone 14, concerne
hors de tout doute Judas Iscariote, le disciple qui a livré
Jésus aux Romains. Sur le plan de la doctrine, ce texte
d'inspiration gnostique vient contredire le récit de la
Création dans le livre de la Genèse en affirmant
que Jésus n'est pas le fils de la divinité qui
a créé le monde et l'homme. "Ce dieu créateur,
a expliqué Louis Painchaud, est en fait un être
inférieur et mauvais qui a créé le monde
matériel et qui le domine. D'ailleurs, au début
du texte, Jésus établit une distinction entre ce
dieu et son Père en affirmant qu'il n'est pas le fils
de cette divinité inférieure. Pour atteindre le
salut, les humains doivent prendre conscience du caractère
inférieur et mauvais de ce dieu et reconnaître qu'ils
sont eux-mêmes d'une origine supérieure."
L'Évangile de Judas présente Judas comme
le disciple le plus proche de Jésus, le seul qui le connaît
véritablement et qui a compris la réelle signification
de ses enseignements. S'adressant à Judas, Jésus
lui dit: "Tu les surpasseras tous, car l'homme qui me porte,
tu le sacrifieras". Selon Louis Painchaud, "l'homme"
signifie l'enveloppe charnelle empruntée par Jésus
pour apparaître dans ce monde. "Comme le matériel
appartient à un dieu créateur inférieur
et mauvais, Jésus doit être délivré
de son enveloppe, a-t-il précisé. Judas le fera.
En ce sens, il surpassera tous les autres apôtres. Dans
ce texte, c'est bel et bien Jésus qui demande à
Judas de le sacrifier, non pas l'être céleste qu'est
le Sauveur, mais seulement son "vêtement"."
L'Évangile de Judas ne révèle rien
sur la condamnation et l'exécution de Jésus. En
revanche, il donne la parole à des groupes chrétiens
marginaux du 2e siècle qui se situaient à la périphérie
de ce qui va se développer comme la forme centrale du
christianisme. Comme d'autres textes anciens, ce manuscrit montre
la grande diversité du christianisme à ses débuts.
Il permet de mieux comprendre les origines d'une nouvelle religion,
son émergence et sa construction dans l'empire romain.
"L'Évangile de Judas révèle
des choses sur les débats qui ont fait rage parmi les
chrétiens des 2e et 3e siècles autour de la définition
des mécanismes d'autorité qui se sont implantés
à cette époque, a indiqué Louis Painchaud.
Ce texte, ainsi que les autres évangiles dits apocryphes,
n'ont pas été transmis par la tradition de l'Église
catholique parce qu'ils exprimaient une voix dissidente. On a
plutôt cherché à les faire taire. Les textes
sont progressivement tombés dans l'oubli, ou ont été
détruits."
Du Code da Vinci à l'Évangile de Judas
La divulgation du contenu de l'Évangile de Judas
survient quelques semaines avant le lancement du film tiré
du Code da Vinci, le livre à succès de Dan
Brown vendu à 40 millions d'exemplaires et traduit dans
une quarantaine de langues. Ce roman a pour fil conducteur un
secret, le fait que Jésus aurait eu une compagne, Marie-Madeleine,
ainsi qu'un enfant d'elle. Pour Alain Bouchard, chargé
de cours à la Faculté de théologie et de
sciences religieuses et professeur de science des religions au
Cégep de Sainte-Foy, le battage médiatique et l'intérêt
du grand public autour des deux textes, quoique nous vivions
à une époque où il est de bon ton de prendre
ses distances d'avec les institutions, dont la religion, n'ont,
en soi, rien de surprenant. "Les sondages indiquent que
dans les sociétés chrétiennes, même
si les gens ne pratiquent plus, une bonne partie reste attachée
à la vie de Jésus parce qu'ils ont été
marqués culturellement par cette histoire, souligne-t-il.
Le succès d'un film comme La Passion du Christ,
de Mel Gibson, a montré qu'il avait touché une
corde sensible chez bien des gens."
Selon Alain Bouchard, la popularité du roman de Dan Brown
ainsi que l'intérêt soulevé par l'Évangile
de Judas s'expliquent également par le sentiment assez
répandu que l'Église catholique a toujours camouflé
des choses importantes sur la vie du Christ. "C'est du moins
ce que prétend Le Code da Vinci et qui explique
son succès de vente, ajoute-t-il. Pourtant, du point de
vue historique, il n'existe aucun indice prouvant que Jésus
ait eu une conjointe et un enfant." Une autre explication
découle du phénomène qu'Alain Bouchard qualifie
d'"ésotérisme de masse". "Dans ces
milieux, dit-il, il est clair que l'Église cache des choses.
Même sans assises historiques, certaines idées plaisent
aux gens. Le problème est qu'à un moment donné,
on ne fait plus la distinction entre la vérité
et la fiction, entre le vrai et le faux." Alain Bouchard
croit que ce type de questionnement reviendra périodiquement.
Il y a une vingtaine d'années, le film La dernière
tentation du Christ, de Martin Scorsese, avait causé
tout un émoi parce qu'il montrait Jésus qui, après
avoir survécu à la croix, était parti au
loin vivre avec Marie-Madeleine.
Louis Painchaud est le responsable de l'édition de la
Bibliothèque copte de Nag Hammadi, à l'Université
Laval. Ce projet d'envergure porte sur plus de 1 000 pages réparties
en près de 50 manuscrits chrétiens inconnus à
ce jour et rédigés au cours du 2e siècle
de notre ère, puis copiés au 4e siècle.
Ces manuscrits comprennent notamment des évangiles apocryphes,
dont l'Évangile selon Philippe qui a servi de base
au roman Le Code da Vinci. Les autorités catholiques
des 2e, 3e et 4e siècles ont condamné comme hérétiques
les doctrines contenues dans les manuscrits de Nag Hammadi. La
traduction complète de ces textes doit paraître
en septembre 2007 dans la Bibliothèque de La Pléiade
aux Éditions Gallimard. En juin de la même année,
Louis Painchaud et son équipe prévoient publier
une traduction française de l'Évangile de Judas
dans la revue savante Laval théologique et philosophique.
Plus près de nous, le dimanche 7 mai à 20 h à
l'Hôtel Delta-Québec, Serge Cazelais, étudiant
au doctorat en sciences des religions, prononcera une conférence
intitulée: "Les papyrus de Nag Hammadi et l'Évangile
de Judas (les Évangiles secrets)". Le mercredi
24 mai au Musée de la civilisation de Québec, Louis
Painchaud donnera pour sa part une conférence intitulée:
"Le baiser sur la bouche dans le christianisme ancien -
de l'Évangile selon Philippe à l'Évangile
de Judas".
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