
Le coût de l'ignorance
La rareté des essais cliniques sur
les produits non brevetables engendre des coûts insoupçonnés
en santé
Parce qu'elles ne sont pas brevetables, des molécules
naturelles qui pourraient avoir des effets significatifs en prévention
des maladies ne sont pas testées à grande échelle,
faute de financement. En effet, si l'argent coule à flot
pour les essais portant sur les médicaments brevetables,
il vient au compte-gouttes pour toutes les substances d'origine
naturelle qui ne peuvent être protégées par
un brevet, déplore le chercheur Frédéric
Calon dans un commentaire éditorial publié récemment
dans le Canadian Medical Association Journal.
Ce n'est pas pour réclamer plus de fonds pour ses propres
travaux - il ne fait pas d'essais cliniques - que ce professeur
de la Faculté de pharmacie a pris l'initiative d'exprimer
publiquement son opinion sur la question, mais bien parce que
la dynamique actuelle du financement pourrait nous faire passer
à côté de quelque chose d'important, soutient-il.
L'industrie pharmaceutique dépense environ 10 milliards
de dollars par année à travers le monde, dont 500
millions de dollars au Canada, pour des essais cliniques de médicaments.
"Pour l'industrie pharmaceutique, rappelle Frédéric
Calon, il s'agit d'un investissement parce que ses recherches
sont menées sur des produits brevetables et que les coûts
de développement d'un médicament sont intégrés
à son prix de vente."
Par contre, aucun fabricant d'oméga-3, de suppléments
de minéraux ou de vitamines ne voit d'intérêt
à financer un essai clinique qui coûterait des millions
de dollars parce que la démonstration de l'efficacité
de ce produit profiterait à ses concurrents sans que ceux-ci
n'aient eu à investir en recherche, explique Frédéric
Calon. "Pour des raisons économiques, des médicaments
non brevetables ne sont jamais développés même
s'ils apporteraient une réponse à des besoins en
santé publique", constate-t-il.
Le chercheur cite en exemple le cas des oméga-3. En 2004,
une équipe internationale dont il faisait partie rapportait
dans la revue scientifique Neuron qu'un régime
alimentaire faible en oméga-3 amplifiait les symptômes
de la maladie d'Alzheimer chez des souris porteuses d'un gène
humain responsable de cette maladie. À l'inverse, ces
symptômes diminuaient lorsque les chercheurs ajoutaient
des oméga-3 à la ration des souris. Tester rigoureusement
l'efficacité de ces molécules pour la prévention
de l'Alzheimer chez l'humain pourrait coûter 50 M $, calcule-t-il.
"Ça peut sembler beaucoup, mais ce n'est qu'une fraction
de ce qui est dépensé chaque année à
travers le monde pour l'achat de médicaments plus ou moins
efficaces pour soulager les personnes atteintes de cette maladie."
La solution alors? D'une part, Frédéric Calon souhaiterait
que, dans l'enveloppe qu'ils consacrent aux essais cliniques,
les organismes subventionnaires gouvernementaux donnent priorité
aux produits non brevetables. Par ailleurs, il souhaite l'émergence
d'un organisme international mandaté pour financer des
recherches sur les produits non brevetables et sur les médicaments
orphelins - des médicaments brevetables mais pour lesquels
il n'existe pas de marché rentable pour les entreprises
pharmaceutiques - dont les résultats profiteraient aux
populations de tous les pays. "En laissant la responsabilité
du développement des médicaments à l'industrie
pharmaceutique, nous réalisons des économies à
court terme, mais nous en payons éventuellement le prix
comme patient ou comme citoyen. Pour l'instant, notre ignorance
au sujet des produits non brevetables comporte un coût
social dont il faut prendre conscience", conclut-il.

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