
Des curés derrière les barricades
Durant les années 1940, les éléments
progressistes du clergé catholique ont contribué
à la marche du Québec vers la modernité
L'Église catholique, pendant la Seconde Guerre mondiale
et durant les quelques années qui suivirent, ne s'est
pas dressée de façon monolithique face au vent
de changement qui soufflait alors sur la société
québécoise. Ce changement s'incarnait notamment
dans les réformes introduites avant 1944 par le gouvernement
libéral d'Adélard Godbout sur l'instruction obligatoire,
le vote des femmes et la reconnaissance syndicale. À l'instar
des laïcs sociaux, bon nombre de religieux engagés
démontrèrent alors une grande ouverture aux idées
progressistes. D'ailleurs, "la" grande revue sociale
de l'époque, Relations, était dirigée
par des jésuites progressistes. Et venu d'Europe, le mouvement
de réforme de l'entreprise, en particulier le volet qui
concernait une plus grande participation des travailleurs à
la gestion de l'entreprise, avait l'appui des aumôniers
sociaux.
Ces faits peu connus de l'histoire récente du Québec
constituent la trame de deux ouvrages parus récemment
aux Presses de l'Université Laval sous la signature de
l'historienne Suzanne Clavette. Stagiaire postdoctorale en théologie
et chercheure rattachée au Centre interuniversitaire d'études
québécoises, celle-ci travaille actuellement sur
la biographie de l'abbé Gérard Dion, personnalité
publique, important théoricien du catholicisme social
et l'un des fondateurs du Département des relations industrielles
de l'Université Laval. Le premier livre, Les dessous
d'Asbestos, sous-titré Une lutte idéologique
contre la participation des travailleurs, a paru l'automne
dernier. Le second, un ouvrage collectif dont Suzanne Clavette
a assuré la direction, intitulé L'Affaire silicose
et sous-titré Par deux fondateurs de Relations,
a été lancé hier, mercredi 19 avril, au
Salon international du livre de Québec. Mentionnons que
Les dessous d'Asbestos a mérité à
son auteure le prix Jean-Charles-Bonenfant ainsi que les prix
des ministères des Affaires étrangères de
France et des Relations extérieures du Québec lors
de la Journée du livre politique 2005.
"La revue Relations, qui tirait à 15 000 exemplaires,
a parti la bataille de l'hygiène industrielle en 1948
avec ce qui a été surnommé l'Affaire silicose
et elle a entraîné une réaction très
forte, explique l'historienne spécialisée en histoire
sociale du Québec au 20e siècle. Le livre redonne
la parole à deux acteurs majeurs de l'époque. Il
démontre, à travers l'intrégralité
du récit des événements et des documents
inédits, ce que j'avais perçu dans mes recherches
sur les dessous de la grève d'Asbestos, que deux camps,
les progressistes et les conservateurs, menaient une lutte idéologique.
En sourdine jusque-là, cette lutte éclatera au
grand jour au moment de la grève de l'amiante en 1949."
Une virulente controverse
Dans son livre, Suzanne Clavette qualifie l'Affaire silicose,
d'"une des plus virulentes controverses" à être
survenues au Québec. "Qu'un simple article sur une
maladie industrielle, la silicose, dans un petit village des
Laurentides, Saint-Rémi d'Amherst, ait conduit à
la destitution du directeur de la revue et, pendant la décennie
qui a suivi, à une réorientation conservatrice
de ce mensuel très apprécié, a de quoi étonner
encore aujourd'hui", écrit-elle dans son introduction.
Rappelons les faits. L'article de Relations dénonçait
de manière vigoureuse les quelques dizaines de décès
causés, au fil des ans, par l'inhalation de la poussière
de silice dans une mine et une usine de traitement. En reprochant
à l'entreprise les mauvaises conditions d'hygiène
et de travail, le journaliste Burton LeDoux pointait du doigt
de grands intérêts financiers, car la compagnie
était sous le contrôle d'une grande entreprise minière.
Or, cette dernière venait de se faire concéder
à rabais, par le gouvernement Duplessis, l'exploitation
du fer de l'Ungava. Le journaliste avançait, en guise
de conclusion, que les mineurs d'Ungava pourraient eux aussi
contracter une maladie industrielle. Le contexte avait ceci de
particulier, qu'après quatre ans de gouvernement de l'Union
nationale, le Québec était à la veille d'une
élection générale.
L'Affaire silicose met en lumière les actions menées
par la coalition des forces conservatrices représentées
par le premier ministre Maurice Duplessis, les entreprises concernées
et les jésuites conservateurs. Au sein de la communauté
religieuse, on interdira à tous de parler désormais
du dossier de la silicose. Plusieurs éléments progressistes
seront par la suite déplacés et tenus loin de toute
implication sociale. Les pressions exercées par les compagnies,
avec la bénédiction du gouvernement provincial,
comprendront, entre autres, des menaces de poursuite, à
l'endroit de l'ordre des jésuites, mais également
d'un journal catholique anglophone. "Un grand coup a été
frappé fort, souligne Suzanne Clavette. On a attaqué
le droit à l'information et attenté à la
liberté de la presse. Cela aura un impact sur les milieux
journalistique et syndical, et sur celui des catholiques progressistes."
La suite de l'affrontement entre progressistes et conservateurs
s'est jouée en 1949 avec le conflit de l'amiante. Le livre
de Suzanne Clavette, qui s'appuie sur de nombreuses sources inédites,
montre que, jugé trop novateur, le mouvement de la réforme
de l'entreprise, qui suscitait une vive polémique, allait
être étouffé par les pouvoirs. La grève
d'Asbestos a constitué le point culminant de cet affrontement.
Rome condamnera les réformistes sous prétexte que
leur lutte venait en contradiction avec la doctrine sociale de
l'Église. "Cette lutte idéologique intense
qui, au Québec, a opposé les promoteurs du progrès
social aux défenseurs du conservatisme va déboucher,
dans les années 1950, sur un important virage à
droite de la hiérarchie religieuse, explique Suzanne Clavette.
Mais ce fut une victoire à la Pyrrhus. Les catholiques
sociaux vont se détacher de la hiérarchie religieuse
et de la doctrine sociale de l'Église pour se tourner
vers le projet social-démocrate."

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