
Pire que le mal?
Dépister ou ne pas dépister
les cancers, telle est la question, selon le professeur Fernand
Turcotte
"Une personne en santé est un malade qui s'ignore",
écrivait, en 1923, Jules Romains dans sa pièce
de théâtre Knock ou le triomphe de la médecine.
"Une personne en santé est quelqu'un qui n'a pas
encore subi assez de tests de dépistage", reprend
aujourd'hui Fernand Turcotte pour caricaturer une certaine attitude
du monde médical face au cancer. Ce professeur de la Faculté
de médecine mène depuis plus de 30 ans une croisade
en faveur du bon sens et de l'esprit critique dans la pratique
médicale. Spécialiste en prévention, il
estime que le dépistage tous azimuts du cancer a entraîné
la médecine dans un piège dont elle ne parvient
plus à se dépêtrer.
Son discours étonne à une époque où
la mise au point de tout nouveau test de dépistage est
saluée comme une victoire sur la maladie et l'ignorance,
et où le mot dépistage est le leitmotiv des organismes
de lutte contre le cancer en matière de prévention.
En clamant l'inutilité du dépistage de certains
cancers et les conséquences néfastes de leurs traitements
sur la qualité de vie des personnes, il rame à
contre-courant du tsunami sur lequel surfe la médecine.
Mais il n'est pas seul.
Il y a quelques mois, Fernand Turcotte a mis la main sur un livre
écrit par Gilbert Welch, médecin interniste établi
à White River Junction au Vermont et professeur à
la Dartmouth Medical School. La communion d'esprit a été
immédiate et totale. "C'est un livre tout à
fait sensationnel, le livre que j'aurais voulu avoir au cours
des 30 dernières années pour enseigner à
mes étudiants", affirme le professeur Turcotte. En
fait, il a tellement aimé l'ouvrage qu'il a convaincu
Les Presses de l'Université Laval d'en acheter les droits
pour une édition française et qu'il a effectué
gratuitement la traduction. "Le message de ce livre est
trop important pour que le monde francophone ne prenne pas part
aux discussions", dit-il pour expliquer ses motivations.
La rage du Total Body Scan
Le titre provocateur du livre - Dois-je me faire tester
pour le cancer? Peut-être pas et voici pourquoi? -
va droit au coeur du débat. Gilbert Welch remet en question
l'idée que la meilleure défense contre le cancer
est de le traiter tôt en le dépistant tôt,
quitte à le traquer chez des personnes en bonne santé.
Cette idée est poussée à l'extrême
par la mode du Total Body Scan qui sévit aux États-Unis.
Pour 1000 $, il est maintenant possible d'obtenir une scanographie
complète des organes vitaux du tronc, un examen qui, en
théorie du moins, doit renseigner la personne sur tout
ce qui menace sa santé. Les clients se voient remettre
un CD contenant les images de leur corps et un rapport de 16
pages truffé de données. "Des personnes qui
étaient en bonne santé avant l'examen en sortent
avec un paquet d'anomalies dont la signification nous échappe
encore et elles se précipitent chez leur médecin
pour se faire soigner", déplore Fernand Turcotte.
Si le diagnostic précoce du cancer sauvait des vies, on
devrait pouvoir en observer les effets par une baisse des taux
de mortalité. Gilbert Welch cite le cas du cancer de la
prostate. "Le zèle avec lequel on cherche ce cancer
détermine le nombre de cas que l'on trouve", écrit
le médecin américain. Au cours du dernier quart
de siècle, plus d'un million d'hommes ont reçu
un diagnostic du cancer de la prostate à la suite d'un
test de dépistage. Pourtant, le taux de mortalité
dû au cancer de la prostate est demeuré désespérément
stable. "Ce n'est pas anodin, commente Fernand Turcotte.
Ça signifie que plus d'un million d'hommes ont été
opérés avec les risques que cela comporte, et qu'ils
doivent vivre avec les conséquences de cette opération
- certains devront porter une couche pour le reste de leur vie
- sans que tout cela n'ait sauvé une seule vie."
La peur de la bosse
Selon le professeur, le problème vient du fait que
lorsque les médecins voient une petite bosse, ils se disent
qu'il faut l'enlever avant qu'elle ne devienne une grosse bosse.
Mais bon nombre de petites tumeurs n'évolueront jamais
en cancer létal et il ne sert à rien d'opérer
si elles ne causent pas de problèmes de santé et
si l'opération n'augmente pas le taux de survie. Par contre,
reconnaît-il, certains dépistages donnent des résultats.
C'est le cas du dépistage du cancer du sein, mais uniquement
chez les femmes de 50 à 69 ans. "Il faut faire du
dépistage ciblé - et non du dépistage universel
aveugle - dans les cas où l'on a fait la preuve que ça
réduit la mortalité. Éventuellement, la
question des coûts va forcer les sociétés
à réexaminer la pertinence des pratiques en matière
de dépistage", croit-il.
Dans cette controverse, le médecin de famille ne sait
plus à quel saint se vouer, reconnaît Fernand Turcotte.
"Il croit qu'offrir le test pour dépister le cancer
de la prostate fait maintenant partie de la bonne pratique médicale.
Le médecin est pris entre la meilleure défense
des intérêts particuliers de son patient et la culture
de la profession. Ce qu'il appréhende le plus est de se
faire demander par un avocat, dans une salle d'audience, pourquoi
il n'a pas prescrit tel test. Par contre, personne ne se fait
poursuivre pour avoir prescrit inutilement un test de dépistage."
Malgré la tendance lourde qui pousse en faveur de plus
de dépistage, le professeur Turcotte estime que le livre
contient des arguments assez forts pour infléchir le cours
des choses. "L'ouvrage s'adresse à tout le monde
et j'espère que les médecins vont le lire. Personnellement,
je n'ai rien à y gagner. Ce qui me préoccupe surtout
est la souffrance qu'on inflige inutilement aux gens."
Dois-je me faire tester pour le cancer? Peut-être
pas et voicipourquoi, H. Gilbert Welch, traduit
de l'anglais par Fernand Turcotte, Les Presses de l'Université
Laval, 2005, 263 pages.
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