
Le courrier
Une alliance de trop?
"Comment? Un Sobeys sur le campus de l'université!
Quelle honte!" Dans les médias, dans les couloirs,
dans l'autobus, il semble y avoir unanimité: la honte!
Or, ici, à l'université, à la Faculté
des sciences de l'agriculture et de l'alimentation notamment,
cette honte revêt une forme toute particulière.
En effet, ce n'est pas la honte de celui ou de celle qui aurait
fait quelque chose de mal en soi et qui, se jugeant lui-même
sévèrement, se promènerait la tête
bien basse. C'est plutôt une honte qui s'apparente à
une certaine tristesse, la tristesse de celui qui, faute de moyen,
se résigne à quémander bien malgré
lui des vivres aux marchands du village. La présence future
de ce Sobeys sur le campus est un pis-aller, une nécessaire
et triste abdication. Il s'agit d'une sorte de mariage de raison
entre le monde universitaire et l'entreprise privée, un
compromis nécessaire entre le monde des idées et
le monde déifié, une alliance qui arrange bien
les deux parties, soit, mais le coeur n'y est pas!
Pourtant - et il faut bien le dire - de telles alliances ne sont
pas rares sur le campus. Au contraire, les partenariats entre
l'université et l'industrie sont même plutôt
communs, notamment dans les facultés de sciences et génie.
Les liens privilégiés qu'ont su développer
certaines facultés avec l'industrie forestière,
l'industrie agricole, l'industrie pharmaceutique, et combien
d'autres, sont maintenant bien établis et ont assurément
contribué au développement de certains champs de
la recherche universitaire.
La présence d'un Sobeys sur le campus aurait ainsi, à
tout de moins, le mérite de donner une image plus représentative
de la recherche universitaire en 2006. La population se fabrique
parfois une image déformée de la recherche universitaire.
Cette recherche serait pure, isolée de tout, de la société
comme de l'industrie, elle serait uniquement mue par la recherche
de savoirs nobles, une recherche exclusivement guidée
par l'"odeur enivrante de la vérité à
l'état naissant" (J. Rostand). Or, si la recherche
universitaire est "aussi" cela, elle n'est pas "que"
cela. La recherche se fait concrètement dans le monde,
dans la société, et elle a à affronter les
mêmes contraintes que vous et moi, y compris des contraintes
pécuniaires. Pour faire face à ces contraintes,
l'université doit parfois établir des partenariats
financiers avec l'industrie.
Dans un tel contexte, le chercheur universitaire peut-il toujours
être habité par cette même passion pour les
idées, par cette même fougue pour la défense
de la liberté intellectuelle? Éprouve-t-il toujours
ce même besoin de construire cette indépendance
d'esprit propre à l'universitaire, laquelle indépendance
lui permettrait de chercher le savoir pour le savoir, d'étudier
la matière, le vivant et les nombres pour leur seule beauté
comme l'affirmait Einstein? Pourquoi pas! Cette passion est vitale
pour la croissance pérenne du savoir et donne un sens
profond à l'agir même des artisans qui oeuvrent
à la construction de ce savoir.
Or, cette noble entreprise nécessite, et dans certains
domaines plus que d'autres, des investissements importants en
capitaux, des argents qui semblent de plus en plus difficiles
à obtenir. La recherche scientifique est très coûteuse.
Un laboratoire en pharmacogénomique, par exemple, coûte
aujourd'hui des centaines de milliers de dollars à faire
"rouler". La société doit-elle et peut-elle
choisir d'investir ces sommes considérables dans ce créneau
de la recherche? Peut-elle se payer une épicerie expérimentale
à partir des seuls fonds publics?
La honte me semble en effet un terme un peu fort pour qualifier
ce qui se passe ici à l'université. "Risqué"
serait un qualificatif plus approprié. "Délicat"
serait encore mieux. Depuis ses premières alliances avec
l'industrie, l'université marche sur une corde raide.
Elle doit en effet user de toute la prudence possible puisqu'elle
doit faire face à deux nécessités qui peuvent
entraîner des conséquences contradictoires. Ces
deux nécessités sont, d'une part, le dévouement
pour la liberté intellectuelle, digne manifestation de
cette quête émouvante du savoir pour le savoir,
de la connaissance pour sa beauté même, et d'autre
part, le besoin de maintenir et de développer les infrastructures
concrètes qui permettent aux représentants modernes
de cette noble aspiration de consacrer leur vie professionnelle
à cette quête. À défaut de savoir
exactement comment se mouvoir au sein de ces deux nécessités,
la prudence est apparemment le seul recours dans la mesure où
le but visé est de trouver un juste milieu.
La décision d'instaurer ce Sobeys sur le campus universitaire
est délicate. La question n'est pas de savoir si l'université
doit ou non s'associer avec l'industrie. Cette dernière
question est naïve et n'aura comme seule conséquence
de polariser le débat - et cette polarisation se manifeste
déjà au sein de la Faculté des sciences
de l'agriculture et de l'alimentation par des affiches faisant
état des arguments des plus caricaturaux - entre deux
groupes que l'on retrouve dans la plupart des débats les
plus pauvres: "les Pour" et "les Contre".
Le vrai débat doit tenir compte à la fois des visées
les plus nobles de la recherche mais aussi des contraintes concrètes,
"terre à terre". La question à débattre
me semble donc plutôt celle ci: "Cette nouvelle alliance
avec Sobeys n'est-elle pas une alliance de trop?".
Souhaitons que ceux et celles qui participeront à ce débat
et qui auront un poids décisionnel réel sauront
se servir de leurs lumières et de leur bon sens pour tenter
de déterminer cette limite précise au-delà
de laquelle la recherche universitaire perdrait ce précieux
et fragile équilibre
JEAN-FRANÇOIS SÉNÉCHAL
Bacc (Agronomie), M.Sc. (Sciences animales, "transgénèse"),
étudiant au doctorat en philosophie et professionnel de
recherche au Département des sciences animales
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