Le roi des rivières menacé?
Vingt-cinq ans de sélection artificielle
ont creusé un fossé génétique entre
les saumons d'élevage et les saumons sauvages
Il n'a fallu que quelques années de sélection
artificielle pour que le profil génétique des saumons
atlantiques d'élevage se distingue clairement de celui
des saumons atlantiques sauvages. Cette découverte, rapportée
par des chercheurs du Département de biologie de l'Université
Laval dans le dernier numéro de Molecular Ecology,
vient attiser les craintes des scientifiques et des écologistes
au sujet des risques d'altération du génome des
populations sauvages du roi des rivières, causée
par des croisements avec des spécimens évadés
des piscicultures.
Après avoir comparé quelque 3 000 gènes
chez des spécimens sauvages et chez des spécimens
d'élevage du saumon atlantique originaires de la même
région du Canada, Christian Roberge, Helga Guderley et
Louis Bernatchez, du Département de biologie, et leur
collègue norvégien, Sigurd Einum, ont établi
qu'environ 1,7 % de ces gènes affiche des différences
significatives. L'équipe de recherche a répété
le même exercice avec des saumons norvégiens pour
arriver à une conclusion similaire: 1,4 % des gènes
présente des écarts significatifs. "Les pourcentages
peuvent sembler bas, mais en chiffres absolus, on parle de 400
à 500 gènes qui sont exprimés de façon
différente dans les deux stocks de poissons, souligne
Louis Bernatchez. Cet écart s'est creusé en moins
de huit générations de sélection et rien
ne laisse présager qu'il va cesser de s'accroître."
Les premiers programmes de sélection artificielle visant
à "améliorer" le saumon à des
fins commerciales ont vu le jour au début des années
1980 au Canada et quelques années plus tôt en Norvège.
Dans les deux pays, les salmoniculteurs sélectionnent
des spécimens qui montrent une croissance rapide, une
maturité sexuelle précoce et une bonne résistance
aux maladies. Cette sélection conduit à une évolution
parallèle rapide des populations de saumons d'élevage
dans ces deux pays; 16 % des gènes pour lesquels les chercheurs
rapportent des changements significatifs sont communs aux stocks
d'élevage du Canada et de Norvège, révèle
l'article de Molecular Ecology, qui reprend les grandes
lignes des travaux de doctorat de Christian Roberge.
Effets pervers
Des études antérieures ont montré que
la sélection artificielle entraînait des effets
secondaires imprévus chez le saumon, notamment une augmentation
du gras intramusculaire ainsi que des modifications morphologiques
et comportementales. De son côté, Christian Roberge
a montré qu'un gène important dans le contrôle
du métabolisme énergétique et dans la résistance
aux métaux lourds était sous-exprimé chez
les spécimens d'élevage. La propagation de ces
caractères pourrait avoir des effets négatifs sur
la génétique des populations sauvages de Salmo
salar.
Les risques de croisements génétiques entre les
stocks d'élevage et sauvages ne relèvent pas de
la fiction. Bien qu'il soit difficile de chiffrer les évasions
de saumons d'élevage - les salmoniculteurs sont peu enclins
à déclarer spontanément les ratés
de leurs opérations - , le chiffre de 2 millions par année
circule pour l'Amérique du Nord seulement, soit la moitié
de tous les saumons sauvages de cette région du monde.
"Certains pensaient que les évasions de saumons étaient
sans conséquences étant donné qu'un saumon
c'est un saumon et que 25 ans d'élevage, c'est bien court
pour entraîner des changements génétiques
significatifs. Nos données prouvent le contraire",
affirme Louis Bernatchez.
|
|