Le courrier
Monsieur Parizeau, non merci!
Vous que j'ai tant admiré à une certaine époque,
vous dont le prestige est encore fort grand, vous me scandalisez!
Vous vous promenez dans les universités et les cégeps
pour prêcher la souveraineté, semer auprès
des jeunes le rêve par des propos dont la cohérence
est souvent douteuse, en tenant des opinions que vous semblez
prendre pour des vérités absolues en tournant souvent
les coins ronds. Je vous ai écouté attentivement
à l'Université Laval ce jeudi 2 février
pendant plus de deux heures. J'ai cherché dans vos éloquents
propos des raisons qui me convaincraient de joindre le mouvement
souverainiste. Je n'en ai pas trouvé.
Comme bien des souverainistes, vous parlez de fédéralisme
en vous référant à une notion bien floue
sinon galvaudée de ce qu'est une union fédérale
véritable. Cela vous fait considérer l'Espagne
comme un État fédéral parce que la Catalogne
et le Pays basque, communautés autonomes selon le titre
8 de la Constitution, ont conclu des arrangements avec Madrid,
sanctionnés par une loi organique. Vous affirmez que toutes
les Fédérations multiculturelles ont des problèmes
et sont au bord de l'éclatement, qu'il s'agisse de la
Belgique, de l'Union de la Grande-Bretagne avec l'Écosse
(quelle fédération!), du Canada; vous oubliez de
mentionner la Suisse, l'Inde, etc.! Or vous savez bien que toutes
les fédérations ont eu ou ont encore des problèmes
de tensions internes qui finissent par se régler, d'une
façon ou d'une autre, qu'il s'agisse des États-Unis,
de l'Australie, de l'Afrique du Sud, du Mexique, de l'Inde, du
Pakistan, de la Russie, de l'Allemagne pour ne citer que ceux-là;
croyez-vous qu'en Allemagne il n'y a pas de tiraillements entre
les Laënders de l'Ouest et ceux de l'Est? La Fédération
canadienne n'a pas le monopole des tensions. Ce qui importe,
cependant, c'est de se demander si les quelque 180 ou 200 États
vivant en union fédérative y trouvent plus d'avantages
que d'inconvénients. Or ils en trouvent puisque plus du
tiers de la population du globe vit en fédération.
Vous nous dites ensuite que l'option souverainiste n'a rien à
voir avec les préoccupations économiques. C'est
le "sentiment d'appartenance" qui compte! Ainsi, par
exemple, dites-vous, les gens de Sept-Íles peuvent très
bien aspirer à devenir indépendant du Québec
s'ils en ressentent le sentiment (la République de Sept-Íles!).
Vous venez de légitimer ainsi la partition de l'Ouest
anglophone de l'île de Montréal, ce n'est pas rien!
Quant aux millions de Québécois (50 % et plus)
qui croient que l'appartenance au Canada se justifie encore tant
pour des considérations économiques que culturelles,
vous les considérez avec condescendance: ils n'ont pas
encore compris. Or ces Québécois fédéralistes
ont compris que ce régime fédéral, certes
assez centralisé, a permis à l'économie
canadienne de donner des résultats étonnants. Cette
union économique et politique, première raison
d'être du pacte de 1867, se porte encore remarquablement
bien si l'on compare sa performance avec celle des pays de l'OCDE;
la croissance économique y est forte, le marché
financier performe remarquablement (Toronto a été
la meilleure place boursière en 2005), le chômage
est à un niveau acceptable (6,4 %), le dollar est très
solide et la position des entreprises canadiennes sur les marchés
internationaux est enviable.
Mais cette performance économique favorisée par
la centralisation a-t-elle eu des effets pervers, notamment en
détruisant la diversité essentielle au régime
fédératif? La culture du Québec, société
distincte, n'a jamais été aussi vigoureuse et jamais
n'a-t-elle autant rayonné au plan international. La littérature
et les divers autres modes d'expression culturelle du Québec
ont vraiment conquis leur place au soleil; la productivité
littéraire et cinématographique est en forte croissance
(Le Devoir, 28-29 janv. "La rentrée littéraire",
F7) Les universités québécoises, y compris
l'Université Laval, sont universellement reconnues. Le
système d'éducation a beaucoup progressé
depuis un demi-siècle. Montréal et Québec
notamment sont devenus des lieux culturels de haut niveau. Le
Québec a joué un rôle majeur dans l'établissement
et le rayonnement de la Francophonie internationale. La langue
française au Québec est en position avantageuse
grâce à la Charte de la langue française
qui, maintenant, respecte les normes généralement
acceptées en droit constitutionnel comparé. La
promotion de la culture québécoise a aussi, il
faut l'admettre, largement bénéficié des
institutions fédérales qui, effectivement, ont
tout simplement accompli leur mission biculturelle (Conseil des
arts, CRSH, Radio-Canada, Téléfilm, etc.).
Vous avez raison, M. Parizeau, quant vous estimez que la fédération
canadienne pourrait mieux fonctionner, que les réformes
avortées de Meech (1987-1990) ou de Charlottetown (1992)
sont de mauvais augures. Vous considérez avec scepticisme
le troisième "beau risque" qui résulte
du "fédéralisme d'ouverture" de M. Harper
joint aux efforts du gouvernement Charest consécutifs
au Rapport Pelletier. Je crois toutefois que les fédéralistes
québécois ne sont pas prêts à jeter
le bébé avec l'eau du bain. En 1867, les Pères
francophones de la fédération n'ont pas hésité
à créer un gouvernement central fort, nanti de
vastes compétences économiques et financières,
et ils se sont occupés de leur Parlement et de leur gouvernement
à Ottawa, sans complexe d'infériorité. Les
Québécois de 2006 sont encore mieux équipés
que leurs ancêtres de 1867 pour faire fonctionner ce vaste
État, membre du G7. M. Parizeau, vous vantez les mérites
des petits États qui se multiplient sur la planète,
mais bien peu de Québécois choisiraient la nationalité
de la plupart de ces États; au contraire, des millions
de personnes de ces mêmes États accepteraient volontiers
la citoyenneté canadienne, l'une des plus recherchées.
La souveraineté nous débarrassera-t-elle d'un gouvernement
fédéral arrogant, dépensier et même
corrompu? Mentionnons que le gouvernement de M. Chrétien
n'a pas, dans l'histoire, le monopole de la corruption: avant
la Comission Gomery il y a eu l'Enquête Salvas; les rapports
annuels des vérificateurs tant fédéral que
québécois nous révèlent, hélas,
les vicissitudes de notre régime politique administratif.
Dans la plupart des scandales dont on parle depuis une cinquantaine
d'années les Québécois ont joué hélas
un rôle de premier plan Est-ce que la souveraineté
les aurait mis à l'abri de la tentation? Les réformes
du gouvernement Lévesque des années 1980 et celles
qu'envisage le gouvernement Harper en 2006 sont plus constructives
que la remise en cause du fédéralisme.
Vous dites aux souverainistes sociaux-démocrates de gauche
qu'il n'est pas opportun de former un nouveau parti politique
au risque de diviser les forces et d'affaiblir l'option. Curieuse
conception de la démocratie! Est-ce que, après
l'indépendance, la République du Québec
imposerait l'unipartisme?
Quant à la question du déséquilibre fiscal,
la souveraineté la règlera par magie puisque le
gouvernement du Québec touchera 100 % des impôts.
Nous pourrons alors vivre selon nos moyens, tout comme les Albertains
ou les Ontariens le feront. Fini le partage ou la redistribution
de la richesse qui est le propre du fédéralisme
bien compris. Le Canada, s'il éclate, deviendra un continent
à dix vitesses. Ce sera le chacun pour soi. Pour un social-démocrate,
cela est dur à avaler! À moins que l'on recommence,
comme les Européens l'ont fait vers les années
1950, à construire de peine et de misère une union
économique, puis politique qui sera éventuellement
fédérale.
Je ne suis pas surpris d'entendre la totalité de mes amis
européens (français, belges, allemands, italiens,
etc.) et américains et mêmes sud-américains
me dire qu'ils ne comprennent pas pourquoi des Québécois
sont séparatistes. Seraient-ils tous si mal renseignés?
M. Parizeau, je vous ai applaudi à l'Université
Laval, mais vous ne m'avez pas convaincu de faire le saut dans
l'inconnu. Comme mes ancêtres arrivés ici en 1665,
je rêve d'un vaste pays, où les francophones hors
Québec ne seront pas des étrangers (comme vous
le dites), où les anglophones continueront à m'apporter
la richesse de leur vitalité économique et culturelle
et où ceux-ci pourront bénéficier de la
présence unique d'un dynamique État fédéré
francophone en Amérique, le Québec.
PATRICE GARANT
Professeur émérite de la Faculté de droit
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