Vol de nuit Les biologistes Jérôme Léger et Jacques Larochelle solutionnent un paradoxe entourant le vol des oiseaux migrateurs Il suffit de marcher d'un bon pas pendant quelques minutes, même lors d'une journée froide d'hiver, pour réaliser qu'une activité musculaire modérée génère beaucoup de chaleur. Comment les oiseaux - bien pourvus en duvet isolant - parviennent à effectuer des vols migratoires de plusieurs centaines de kilomètres, qui décuplent leur métabolisme pendant des heures, sans faire sauter leurs soupapes est une question qui fait chauffer les méninges des physiologistes depuis un bon moment.
Dans le dernier numéro du Journal of Experimental Biology, l'étudiant-chercheur Jérôme Léger et le professeur Jacques Larochelle, du Département de biologie, suggèrent une réponse à cette question: les oiseaux relèvent ce défi en migrant la nuit lorsque le ciel est dégagé. Pour appuyer leurs dires, les deux chercheurs apportent la preuve expérimentale que lorsque l'air ambiant est à une température de près de 20 degrés C, un ciel nocturne sans nuage agit comme un puits qui peut drainer par rayonnement plus de 50 % de la chaleur produite par un oiseau en vol. "On savait que les oiseaux préféraient migrer par nuit claire et jusqu'à maintenant on croyait que c'était uniquement pour s'orienter à l'aide des astres, rappelle Jacques Larochelle. Notre étude suggère que la thermorégulation constitue une autre très bonne raison pour effectuer de longs vols nocturnes par nuit claire, surtout lorsque la température de l'air est élevée."
Les organismes terrestres perdent leur chaleur par trois voies principales: par évapotranspiration (exemple: sudation), par convection (exposition au vent) et par rayonnement (émission de photons). "Nous connaissons tous intuitivement le gain de chaleur que procure l'exposition au soleil, rappelle le professeur Larochelle. Ce que nous ignorons, c'est que, même la nuit, notre corps reçoit et émet des quantités considérables d'énergie rayonnante dans l'infrarouge. Or, un ciel clair émet passablement moins d'énergie infrarouge vers la Terre qu'un ciel nuageux. C'est pour cette raison que les gels au sol et les froids extrêmes arrivent par nuits claires."
Des expériences menées en laboratoire avaient démontré que la part du rayonnement dans la thermorégulation ne dépassait pas 9 % chez les oiseaux en vol. Les chercheurs en avaient conclu qu'il était impossible que des oiseaux migrent sur des longues distances à des températures dépassant 10 degrés C sans se déshydrater. "Depuis cinq ans, on sait pourtant que des oiseaux volent la nuit au-dessus du Sahara même lorsque la température de l'air dépasse 20 degrés C. Quelque chose clochait", souligne Jacques Larochelle. Rayonnants oiseaux Pour solutionner ce paradoxe, les deux chercheurs ont construit une petite enceinte expérimentale reliée à une soufflerie qui reproduit les conditions dans lesquelles les oiseaux migrent lorsque le ciel est dégagé. Mais il y avait une difficulté majeure: par nuit claire, la température du ciel est généralement 20 degrés C plus basse que la température de l'air ambiant. Pour reproduire ces conditions, les deux chercheurs ont refroidi la moitié supérieure de l'enceinte à l'aide de cuves remplies de glace sèche (du CO2 solide) et de méthanol. "Grâce à ce système, nous pouvions faire descendre la température de la paroi supérieure jusqu'à -78 degrés C", signale le professeur Larochelle.
Comme l'enceinte était trop petite pour permettre aux oiseaux (des pigeons) de voler librement, les chercheurs les ont exposés à une source de chaleur pour délicatement élever leur température corporelle à un niveau comparable à celui atteint en vol. Ils ont ensuite placé chaque pigeon dans l'enceinte, en posture de vol, et ils ont enregistré sa température en faisant varier la vitesse du vent, la température de l'air et la température du "ciel artificiel". Ceci leur a permis de démontrer que, contrairement à tout ce qui avait été écrit sur le sujet, la perte de chaleur par rayonnement peut constituer une composante majeure de la thermorégulation chez les oiseaux en vol. "Nous soupçonnions que le rayonnement pouvait avoir un effet, mais de voir la perte de chaleur par rayonnement dépasser celle par convection était au-delà de nos espérances les plus folles", admet le professeur Larochelle.
Dans le monde réel, ce mode de dissipation de chaleur est sans doute moins crucial pour les oiseaux de nos régions puisqu'ils migrent par nuits fraîches. Par contre, ce mécanisme est probablement essentiel aux centaines d'espèces qui empruntent le couloir trans-saharien pendant leurs migrations. Le professeur Larochelle signale d'ailleurs que, chez les oiseaux, 80 % des vols migratoires ont lieu la nuit. | |