
Fin de l'humanisme ou nouvelle Renaissance?
Point de rupture, révolution épistémologique
et anthropologique, la vision cybernétique propose une
nouvelle conception de l'humain et de la société
"Walter Gilbert, qui a reçu le prix Nobel de chimie
en 1980, a affirmé quelques années plus tard que
le décryptage du génome humain allait bientôt
permettre de mettre un être humain sur cédérom.
Or, cet énoncé est la répétition
de ce que disait le mathématicien américain Norbert
Wiener, le père de la cybernétique, dans les années
1950." Dans son exposé sur les origines de la société
informationnelle, le mercredi 23 novembre au pavillon Charles-De
Koninck, Céline Lafontaine, professeure au Département
de sociologie de l'Université de Montréal et auteure
de L'empire cybernétique: des machines à penser
à la pensée machine (Éditions du Seuil,
2004), a qualifié la pensée cybernétique,
une discipline technoscientifique basée sur la notion
de machine intelligente et à l'origine de la révolution
informatique, de matrice, non seulement de la technoscience contemporaine,
mais aussi du monde contemporain.
Dans notre village planétaire, la communication et l'information
occupent le haut du pavé grâce à un nombre
croissant de machines intelligentes et de robots. Et le contrôle
de l'information se fait par une gestion rationnelle des systèmes
informatisés. "La société, a soutenu
la conférencière, est devenue un vaste système
de communication où humains et machines participent également
aux échanges informationnels."
Selon Céline Lafontaine, la pensée cybernétique
se voulait une réaction aux atrocités de la Seconde
Guerre mondiale. "Ce conflit, aux yeux de Wiener, a montré
l'incapacité de l'humain à éviter l'horreur,
dont l'expression ultime furent les camps de la mort nazis et
les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, a rappelé
la conférencière. Le projet de créer des
machines intelligentes sera ressenti, par les premiers cybernéticiens,
comme une façon de racheter la faute atomique et l'Holocauste.
Nous allons donner à l'humanité des organismes
artificiels intelligents qui, parce qu'ils sont plus rationnels
que l'homme, lui permettront de mieux administrer la société."
Une dévalorisation de la raison
La pensée cybernétique instaure un nouveau
rapport à la machine en effaçant de manière
symbolique la frontière entre le vivant et le non-vivant.
En ce sens, elle propose une dévalorisation de la raison
qui n'est plus l'apanage de l'humain puisqu'elle caractérise
désormais le non-vivant, la machine. L'héritage
humaniste, vieux de plusieurs siècles, se trouve par le
fait même remis en cause, lui qui définit l'humain
comme un être conscient, volontaire, libre. Aux yeux des
cybernéticiens, l'humain est plutôt un programme,
une structure sociale, un code génétique.
Point de rupture, révolution épistémologique
et anthropologique, renversement complet des conceptions modernes
du monde, la vision cybernétique sera qualifiée
plus tard de "nouvelle Renaissance". Elle repose sur
les liens, les relations et les comportements entre les choses,
indépendamment de leur nature. Proposant une nouvelle
conception de l'humain et de la société, elle s'appuie
sur trois concepts théoriques fondamentaux: l'entropie,
l'information et la rétroaction. L'entropie est la tendance
naturelle au chaos, au désordre, une réalité
que combat la société. "Dans ce combat, a
indiqué Céline Lafontaine, la machine intelligente
est appelée à jouer un rôle fondamental."
Le fait d'échanger de l'information par la communication
crée de l'organisation. Et la rétroaction, ou feed-back,
consiste à orienter l'action à partir de l'information
reçue.
Céline Lafontaine s'oppose au caractère apolitique
et antihumain de la cybernétique. "L'humanisme dont
on se réclame est celui d'un sujet historiquement construit,
fragile et sensible, dont l'ultime valeur réside dans
sa capacité réflexive d'agir politiquement sur
le monde, peut-on lire dans son livre. C'est précisément
cette capacité, garante d'une démocratie digne
de ce nom, qui montre des signes d'effritement face aux représentations
naturalisantes du paradigme cybernétique."
La pensée cybernétique aurait grandement influencé
la démarche scientifique dans les années 1950 et
1960, notamment chez les promoteurs du structuralisme, du behaviorisme
et de la philosophie postmoderne. Même chose en physique
et en biologie. Elle serait particulièrement populaire
aujourd'hui parmi ceux qui travaillent en nanotechnologie. "L'idée
de télécharger le cerveau humain dans un ordinateur,
donc une vision purement informationnelle de l'humain, se retrouve
chez des prix Nobel de biologie moléculaire, a expliqué
Céline Lafontaine. Le concept d'information de la cybernétique
permet aujourd'hui de penser à des ordinateurs à
base d'ADN, une fusion concrète de l'atome et d'une particule
biologique d'avant la cellule."

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