
Une femme d'honneur
Féministe avant la lettre, Marie
de l'Incarnation s'est émancipée en embrassant
le Nouveau Monde
Saviez-vous que l'édifice Marie-Guyart, mieux connu
sous le nom de Complexe G, porte le nom d'une des premières
féministes à avoir foulé le sol de la Nouvelle
France? Quand elle est arrivée en 1639 à Québec
à l'âge de 40 ans, Marie Guyart, en religion Mère
Marie de l'Incarnation, ne se doutait sûrement pas qu'un
tel honneur lui échoirait un jour. Selon Chantal Théry,
professeure au Département des littératures, la
fondatrice des Ursulines fait partie de la race des femmes fortes
qui ont lutté pour acquérir leur indépendance.
En effet, avant de quitter sa terre natale de France et d'affronter
vents et marées lors d'une éprouvante traversée
de trois mois en direction du Nouveau Monde, Marie Guyart aura
essuyé bien d'autres tempêtes, entre autres les
résistances de certains de ses supérieurs Jésuites,
qui considérait d'un très mauvais il ces excès
d'affirmation de soi de la part d'une femme, religieuse cloîtrée
de surcroît, dont on attendait qu'elle fasse preuve de
soumission et d'effacement plutôt que d'autonomie.
"Pour Marie Guyart et d'autres pionnières ayant fait
fi des conventions établies, la vocation missionnaire
a constitué un espace autorisé, souligne Chantal
Théry, qui a donné récemment une conférence
sur cette "femme de plume et d'audace", justement à
la chapelle Marie-Guyart sise au pavillon Ernest-Lemieux. L'appel
des terres étrangères, du bout du monde signifiait
sans doute qu'on était prêt à aller au bout
de soi-même." Et pour cause: en arrivant à
Québec, qui compte alors environ 300 habitants et où
tout est à construire, Marie de l'Incarnation ira au-delà
des stéréotypes établis, se retroussera
les manches et entreprendra de réaliser le grand rêve
de sa vie: éduquer les filles des colons et évangéliser
les "Sauvages".
Un pays neuf
Sitôt débarquée, avec l'appui de sa bienfaitrice
Madame de la Peltrie, elle entreprend la construction d'un premier
monastère. Pour cette femme d'affaires connue pour ses
dons de gestionnaire (avant d'entrer au couvent, Marie Guyart
a été mariée, veuve, puis a géré
durant plusieurs années l'entreprise familiale), l'implantation
de ce monastère est la plus grande affaire de sa vie,
explique Chantal Théry. "Elle a défendu des
valeurs, des convictions, des pratiques et des idées neuves
dans un pays neuf, en rédigeant notamment un véritable
traité d'éducation en tenant compte du climat du
pays et des conditions particulières qui régnaient
en Nouvelle France." En même temps, Marie doit composer
avec les membres du clergé déjà en place
et user de diplomatie, de rigueur et de sagesse, afin de ne pas
heurter les susceptibilités. D'ailleurs, les quelque 13
000 lettres qu'elle a rédigées au cours des 33
années passées au Canada (elle mourra d'épuisement
à l'âge de 72 ans à Québec) constituent
un témoignage essentiel sur la vie quotidienne difficile
des colons et des amérindiens de ce temps.
"Marie de l'Incarnation possédait une écriture
éblouissante, de l'ordre des grands docteurs théologiques,
en plus d'être une grande mystique", estime Raymond
Brodeur, professeur à la Faculté de théologie
et de sciences religieuses, qui assurait la partie "spirituelle"
de la conférence. "Ce n'est pas pour rien que Bossuet
la surnommait la Thérèse du Nouveau-Monde, faisant
référence à une autre grande mystique, Thérèse
d'Avila." À une époque où les théologiens
prônaient la voie de la dualité, où tout
est achevé - le bien d'un côté, le mal de
l'autre, le corps et l'âme séparés
Marie de l'Incarnation, elle, a choisi une autre voie, celle
de l'inachevé, qui soutient qu'il y a le bien, qu'il y
a le mal et qu'il y a ce qui advient. En fait, elle se perçoit
comme un sujet en train d'advenir et c'est ce qui fait sa modernité,
selon Raymond Brodeur. "Beaucoup de chercheures américaines
féministes travaillent actuellement sur des mystiques
de la trempe de Marie de l'Incarnation, explique-t-il. La dynamique
de leur vie et de leur pensée s'inscrit tout à
fait dans le féminisme moderne."

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