
Là où le bât blesse
Les Inuits ont encore cruellement en mémoire
les actes d'agression perpétrés contre leurs chiens
d'attelage au milieu du siècle dernier
En 1950, plus de 20 000 chiens inuits peuplaient l'Arctique
canadien. Après avoir dramatiquement chuté dans
les années 1970, le nombre de ces chiens d'attelage, réputés
pour leur force et leur endurance au travail, tourne actuellement
autour de 300. Si certaines organisations inuites accusent aujourd'hui
les policiers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) d'avoir
tué ces animaux sans aucune justification et réclament
depuis cinq ans une enquête gouvernementale, le gouvernement
canadien et la GRC, de leur côté, nient avoir voulu
rayer systématiquement ces animaux de la carte nordique
pour des raisons autres que la protection de la population et
des chiens eux-mêmes.
Qui dit vrai dans ce débat? Nul ne le sait, mais une chose
est certaine: l'élimination de ces chiens a été
perçue comme un véritable acte d'agression par
les Inuits, pour lesquels cet animal faisait partie intégrante
de leur univers symbolique. Sans compter que, sans chien, il
n'était plus possible pour eux de chasser ni de se déplacer,
sauf durant l'été par voie d'eau.
C'est ce qu'a expliqué Francis Lévesque, qui prépare
un doctorat sur les revendications contemporaines des Inuits
quant à leurs chiens, lors d'une conférence qu'il
a donnée récemment lors de l'un des midis du Centre
interuniversitaire d'études et de recherches autochtones
(CIÉRA). Le thème: "Les Inuits, leurs chiens
et le gouvernement canadien dans l'Arctique de l'Est". "Dans
la mythologie inuite, la déesse des animaux marins, Sedna,
est protégée par un chien, a souligné Francis
Lévesque. Le fait que chaque chien de la meute possède
son propre nom, comme les Inuits ont le leur, et que ce nom est
censé symboliser le caractère des ancêtres,
illustre également le type de lien unissant les Inuits
à leur chien. Enfin, on comprend que ce geste perpétré
par un étranger ait été interprété
comme particulièrement agressant quand on sait que, pour
signifier à un Inuit qu'il le déteste, un autre
Inuit n'hésitera pas à tuer son chien."
Une blessure à cicatriser
En consultant des documents d'archives et en combinant des
témoignages d'aînés inuits et non-inuits,
Francis Lévesque a découvert que des milliers de
chiens sont effectivement morts sous les balles des policiers
de la GRC dans l'Arctique de l'Est à la fin des années
1950 et au début des années 1960. Là où
les opinions divergent, c'est concernant la raison pour laquelle
ces gestes ont été posés. On évoque
la prolifération des chiens, les policiers de la GRC tuant
systématiquement tous ceux qui ne sont pas enchaînés
(les chiens sous harnais n'étant pas considérés
comme attachés) ou qui ont attaqué des humains.
Toutefois, c'est une épidémie de la maladie de
Carré qui porte le coup fatal à la population canine.
Devant cette maladie virale extrêmement contagieuse, le
premier geste du gouvernement canadien est de vacciner le plus
de chiens possible. Mais les conditions de transport et d'inoculation
sont loin d'être idéales; de plus, il faut une dizaine
de jours aux chiens ayant contracté la maladie pour en
développer les symptômes. Résultat: tous
les chiens malades et potentiellement atteints de la maladie
seront tués. Enfin, l'apparition des motoneiges dans le
décor, une alternative au traîneau, a également
participé au déclin de l'espèce. Toutefois,
rappelle Francis Lévesque, les motoneiges sont arrivées
de 2 à 5 ans après que la majorité des chiens
aient été tués.
Laissant de côté le débat politique, Francis
Lévesque s'intéresse plutôt à la différence
de point de vue animant les deux parties, différence qu'il
trouve "fascinante". "Tous les non-Inuits, qu'il
s'agisse de missionnaires, de fonctionnaires, de géographes
ou d'historiens, affirment n'avoir jamais été témoins
de tels actes, raconte l'anthropologue. Par contre, beaucoup
d'aînés inuits déclarent avoir vu ces mêmes
actes ou en avoir été des témoins indirects,
certains ayant même des difficultés à en
parler tant le sujet demeure émotif pour eux." Si
aucune des deux organisations inuites qui demandent actuellement
des comptes au gouvernement fédéral ne prône
un retour à l'utilisation des chiens pour les déplacements
et la chasse, il n'en demeure pas moins que la perte de ces chiens
a porté un coup dur aux Inuits, selon Francis Lévesque:
"Ces personnes espèrent qu'en comprenant ce qui s'est
passé et en obtenant des excuses ainsi que des compensations
du gouvernement, ils arriveront à cicatriser la blessure
un jour."

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