
La loi du plus faible
Le cerf de Virginie aurait mis K.-O. l'ours
noir de l'île d'Anticosti
Le ring: Anticosti. Dans le coin gauche: un omnivore indigène,
l'ours d'Amérique. Dans le coin droit: un herbivore introduit,
le cerf de Virginie. L'enjeu: survivre. Début du combat:
1896, alors que 220 cerfs provenant du continent sont relâchés
sur l'île. Dès le début de l'affrontement,
le cerf bondit. Sa population dépasse les 50 000 dans
les années 1930. Pendant ce temps, l'ours titube et sa
population plonge. Le cerf frappe de plus belle. À la
fin des années 1960, ses effectifs atteignent entre 60
000 et 120 000 têtes. Pendant ce temps, l'ours, lui, va
au tapis pour le compte de dix. Depuis 1998, aucun ours ni aucune
manifestation de sa présence n'ont été signalés
sur Anticosti. Le poids lourd a été éradiqué
de "son" île par un poids léger.
Pareil scénario, où un grand herbivore déloge
d'un vaste écosystème une population bien portante
d'omnivores, serait sans précédent dans la littérature
scientifique, signale Steeve Côté, professeur au
Département de biologie et chercheur au Centre d'études
nordiques. Que s'est-il donc passé au début des
années 1900 pour expliquer pareil revirement? Une chasse
à l'ours trop intensive? Peu de chance, répond
l'expert. "C'est une grande île et il y avait seulement
quelques kilomètres de route lorsque le déclin
de l'ours a commencé. L'impact de la chasse a dû
se limiter à la région immédiate de Port-Menier."
La maladie alors? "On n'en connaît aucune qui aurait
pu décimer la population d'ours à ce point",
répond-il. Les coupes forestières? "Elles
touchaient à peine 5 % de l'île."
Steeve Côté a sa petite idée sur ce qui a
pu causer cet événement inédit dans le monde
des grands mammifères. Sa thèse a été
jugée suffisamment sérieuse pour que la revue scientifique
Conservation Biology lui ouvre les pages de son dernier numéro.
En deux mots, le professeur Côté soutient que le
cerf, cette machine à brouter, a décimé
la strate herbacée des forêts d'Anticosti, privant
ainsi l'ours des petits fruits indispensables à son alimentation
automnale. "Avant l'arrivée du cerf, il n'y avait
que deux mammifères qui se nourrissaient de végétaux
sur Anticosti: l'ours noir et la souris sylvestre. Les cerfs
ont décimé les plantes qui produisent la principale
source d'alimentation de l'ours à la fin de l'été
et à l'automne." En captivité, un ours de
100 kg à qui on offre des petits fruits à volonté
peut en engloutir jusqu'à 35 kg par jour. La consommation
de feuillage ne parvient pas à répondre aux besoins
énergétiques de cette bête puisqu'elle ne
digère pas efficacement les aliments riches en fibres.
Pour appuyer sa thèse, le chercheur, associé à
la Chaire CRSNG-Produits forestiers Anticosti, et ses étudiants
ont réalisé un vaste inventaire des framboisiers,
ronces, gadelliers, bleuets et cornouilliers du Canada trouvés
sur l'île en 2004. Selon leurs données, on trouvait
alors 0,28 fruits/m2. Or, d'autres études ont montré
qu'à des densités inférieures à 66
fruits/m2 les ours ne parviennent pas à accumuler suffisamment
de réserves pour passer l'hiver et allaiter leurs petits.
À la lumière de ces données, il serait illusoire
de compter sur l'ours pour contrôler la population de cerfs
sur Anticosti, même s'il se nourrit de jeunes faons au
printemps. "La densité des petits fruits est 235
fois trop faible pour y maintenir une population d'ours, fait
valoir Steeve Côté. Dans les conditions actuelles,
toute tentative visant à réintroduire cette espèce
sur Anticosti est vouée à l'échec."

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