Le drame de l'enfant martyre de Fortierville
pourrait-il encore se produire en 2005?
Aurore l'enfant martyre aurait-elle connu le même sort
si elle avait vécu en 2005? "Probablement pas",
estime le pédiatre et professeur à la Faculté
de médecine, Jean Labbé. "D'une part, parce
qu'il y a maintenant moins de tolérance envers la maltraitance
des enfants et, d'autre part, parce qu'Aurore aurait fréquenté
une école. Aujourd'hui, la majorité des signalements
faits à la Direction de la protection de la jeunesse proviennent
du milieu scolaire", a signalé l'expert en maltraitance
infantile lors de la conférence coup-de-poing "Aurore
l'enfant martyre, l'histoire derrière le mythe",
qu'il a présentée le 13 mai devant le Département
de pédiatrie.
Quelques semaines avant la sortie en salle du film de Luc Dionne
sur Aurore Gagnon, le professeur Labbé a voulu dépoussiérer
le mythe de cette enfant de Fortierville décédée
en 1920 des suites de châtiments corporels. "C'est
sans doute le fait divers qui a le plus marqué l'imaginaire
collectif québécois", estime le professeur.
Déjà, à l'époque, le procès
très médiatisé des parents a connu une popularité
telle qu'un trafic de cartes d'admission à la salle d'audience
avait eu cours. Un an à peine après la mort d'Aurore,
une pièce de théâtre racontant sa vie prenait
l'affiche; entre 1921 et 1951, cette oeuvre a été
jouée à plus de 5 000 reprises, un record que seule
la pièce Broue a surpassé. Le tragique destin
d'Aurore a aussi inspiré cinq romans et deux films, un
premier en 1952 et un second qui arrivera en salle le 8 juillet.
Le scénariste et réalisateur de cette dernière
oeuvre, Luc Dionne, comptait d'ailleurs parmi les quelque 50
personnes qui assistaient à la conférence du professeur
Labbé. "Il y a eu tellement d'histoires autour de
l'histoire d'Aurore qu'il est aujourd'hui difficile de départager
le mythe et la réalité", estime le pédiatre.
En 2003, la Direction de la protection de la jeunesse
a reçu 28 600 signalements. Seulement 28 % des gens témoins
d'abus physiques envers les enfants feraient un signalement à
la DPJ.
La loi du silence
Pour bien comprendre les événements qui ont
conduit à la mort d'Aurore Gagnon, il faut se replonger
dans le contexte de l'époque, croit Jean Labbé.
Nous sommes en 1920 et Fortierville compte 300 âmes. Les
hommes partagent leur temps entre le travail aux champs pendant
l'été et les chantiers en hiver; les femmes sont
avant tout des mères de famille. L'autorité paternelle
est sacrée et les enfants doivent lui obéir. Certains
passages de la Bible sont même interprétés
comme des encouragements à la correction physique des
enfants: "As-tu des enfants? Fais leur éducation
et dès l'enfance fais-leur plier l'échine"
(Ecclésiastique 7, 23). L'Église a une forte emprise
sur la vie privée des familles, la contraception est proscrite
et les relations sexuelles entre conjoints portent le nom de
"devoir conjugal". "Il y a aussi une mentalité
du chacun chez soi", ajoute Jean Labbé, ce qui explique
en partie pourquoi Aurore a été l'objet de sévices
corporels pendant de longs mois sans que personne n'intervienne.
En 1918, après avoir souffert pendant plusieurs années
de maladies mentales, la mère d'Aurore rend l'âme
à l'Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec.
Une semaine plus tard, le 1er février, Télesphore
Gagnon, le père d'Aurore, épouse Marie-Anne Houde,
qui agissait comme femme de ménage chez lui depuis 1916.
L'arrivée de cette femme - une carencée affective
qui n'aimait pas les enfants et qui a battu tous ceux dont elle
avait la garde- a marqué le début des tourments
d'Aurore.
L'autopsie pratiquée sur le cadavre d'Aurore, le 13 février
1920, par Albert Marois, médecin légiste et professeur
de médecine légale et de toxicologie à l'Université
Laval, a levé le voile sur le calvaire vécu par
l'enfant. Le rapport d'autopsie fait mention de 54 blessures
cutanées, de plaies surinfectées, d'une inflammation
de la paroi de l'estomac attribuable à l'ingurgitation
de lessi - une décoction de cendres de bois utilisée
dans la fabrication du savon -, de cheveux arrachés ou
brûlés et de marques de contention allant jusqu'aux
os. L'enquête criminelle et le procès qui ont suivi
ont montré qu'Aurore était privée de nourriture,
de vêtements et de couvertures, qu'elle avait été
fouettée, brûlée au tisonnier et frappée
à l'aide d'éclats de bois, d'un manche de hache
et de bûches de bois. Son décès serait attribuable
à une infection généralisée (septicémie)
résultant de ses blessures. Le jury a reconnu Marie-Anne
Houde et Télesphore Gagnon coupables de l'homicide de
l'enfant de dix ans.
"Les attitudes conditionnées par les croyances et
les mentalités du temps expliquent pourquoi les voisins
ne sont pas intervenus, même s'il y avait des indices qui
suggéraient qu'Aurore était battue, estime Jean
Labbé. La marâtre agissait en cachette et elle menaçait
les enfants de châtiments si jamais ils parlaient à
quelqu'un. En plus, il y avait peu de contacts avec l'extérieur
à l'époque. Le cas d'Aurore, c'est une forme extrême
de maltraitance dont la responsabilité incombe à
la belle-mère et au père, bien sûr, mais
aussi au village et à la société."
Briser la chaîne
Un des auteurs qui a écrit sur la vie d'Aurore Gagnon
estime que cette histoire aura au moins servi à rendre
"meilleur tout un peuple en épargnant des souffrances
à des milliers d'enfants par la suite". Jean Labbé
n'en croit rien. "Les gens ont plutôt cru qu'il s'agissait
de gestes sadiques posés par une belle-mère marâtre.
Ils pensaient qu'aucun parent naturel mentalement équilibré
ne ferait ça à ses propres enfants." Le professeur
Labbé croit plutôt que les premières remises
en question des corrections physiques infligés aux enfants
sont attribuables à des pédiatres qui, pendant
les années 1960 et 1970, ont sensibilisé la population
québécoise à l'existence des autres moyens
de discipline.
Bien qu'il y ait peu de risques que l'histoire d'Aurore se répète
de nos jours, le système actuel de protection des enfants
n'est pas parfait pour autant, comme on l'a vu, il y a quelques
années, dans l'histoire du bourreau de Beaumont, rappelle
Jean Labbé. La correction physique des enfants est une
tradition qui refuse de mourir: en 2003, la Direction de la protection
de la jeunesse a reçu 28 600 signalements. "Ce n'est
que la pointe de l'iceberg, croit le pédiatre. Seulement
28 % des gens témoins d'abus physiques envers les enfants
font un signalement à la DPJ." Par ailleurs, un sondage
effectué il y a cinq ans auprès de 2000 mères
canadiennes révèle que 50 % d'entre elles ont donné
la fessée à leur enfant dans la dernière
année. Ces enfants n'en meurent pas tous, mais tous sont
frappés, pourrait-on écrire pour paraphraser Jean
de la Fontaine.
Jean Labbé croit qu'il est plus que temps de mettre un
terme au cercle vicieux qui amène des parents à
élever leurs enfants à la dure parce qu'ils ont
eux-mêmes été "éduqués"
de cette façon. Le droit de correction modérée
et raisonnable a été retranché du Code civil
québécois en 1995, mais le Code criminel canadien
l'autorise toujours. Une sénatrice sympathique à
la cause défendue par un groupe auquel est associé
le professeur Labbé déposera bientôt un projet
de loi privé pour faire modifier l'article 43 du Code
criminel canadien. Rappelons que cet article, qui vise la protection
des personnes exerçant l'autorité (instituteur,
père, mère), autorise l'emploi de "la force
pour corriger un élève ou un enfant pourvu que
la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les
circonstances."
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