De toutes les révolutions
L'âme russe se dévoile dans une
exposition présentée au Musée de la civilisation,
grâce notamment à la contribution scientifique de
deux professeurs de la Faculté des lettres
par Pascale Guéricolas
Alexandre Sadetsky, responsable du programme d'études
russes, et Tatiana Mogilevskaya, directrice du Centre Québec-Moscou,
incarnent peut-être mieux que quiconque la capacité
des Russes à passer sans cesse de l'univers des traditions
et des forces mythologiques à celui de la modernité
et de la littérature dernier cri. C'est donc tout naturellement
que le Musée de la civilisation a fait appel à
l'expertise de ces ambassadeurs infatigables de la culture russe
pour l'exposition "Dieu, le tsar et la révolution",
conçue par Dany Brown autour de 225 objets prêtés
par le Musée d'histoire national de Moscou. Le mot "révolution"
doit d'ailleurs être compris dans un sens large selon le
professeur au Département de langues et linguistique,
sans se limiter aux événements politiques et sociaux
qui ont porté les socialistes au pouvoir en 1917. "La
Russie a connu une véritable révolution culturelle
à la fin du 19e siècle avec l'avant-gardisme, précise
Alexandre Sadetsky. En quête de liberté absolue,
les poètes, les peintres, les écrivains, les compositeurs
ressuscitent des personnages de la mythologie et s'affranchissent
de la réalité. Dans les poèmes, on dialogue
avec les dieux, les oiseaux, l'art délaisse l'esthétisme
pour se rapprocher des objets prosaïques et du monde de
l'industrie, la musique se fait sérielle"
Ce rôle essentiel joué par la culture dans l'histoire
russe constitue un des fils conducteurs de l'exposition, ainsi
que l'importance accordée à la religion dans ce
pays très dévot. Au gré du parcours de l'exposition,
le spectateur prend conscience de la coexistence constante de
deux univers: celui de la ville tournée vers l'Occident
dès le 18e siècle avec comme figures de proue Pierre
le Grand et Catherine II, et celui de la campagne, fidèle
aux traditions ancestrales et enracinée dans la mythologie
indo-européenne. Bien sûr, l'exposition revient
aussi sur le dernier millénaire de l'histoire de ce grand
pays, très lié à l'héritage de Byzance.
À grands traits, on rappelle la naissance de Moscou, la
fin du régime mongol, la fondation de Saint-Pétersbourg,
l'abolition du servage, les révolutions de 1905 et de
1917 et le changement radical de régime qui s'ensuit.
Les objets présentés permettent aussi de prendre
conscience de la force des grands mythes dans l'imaginaire et
la vie quotidienne russes.
Une icône à tête de chien
Les décorations traditionnelles s'appuient en effet
souvent sur des légendes ou des personnages de contes.
Dans l'exposition, on trouve, par exemple, une tirelire en bois
peint mettant en scène Baba Yaga, une sorcière
cannibale qui demeure dans une cabane juchée sur des pattes
de poule, ou encore des broderies riches en symboles archaïques
sur un sarafan. Sur cette tunique paysanne, apparaît un
arbre du monde représentant l'élément du
milieu entre le monde céleste et les forces souterraines;
un type de dessin que l'on retrouve dans d'autres civilisations
indo-européennes. Cette proximité avec la mythologie
transparaît aussi dans les objets religieux. Parmi les
très belles icônes présentées montrant
souvent l'enfant Jésus et sa mère, le visiteur
a ainsi la surprise d'en découvrir une où saint
Christophe arbore une tête de chien. Cette tradition très
populaire en Russie aux 16e et 17e siècles provient de
la légende orthodoxe voulant que le saint ait demandé
à Dieu de lui donner une tête d'animal pour fuir
les tentations terrestres mais, selon Alexandre Sadetsky et d'autres
spécialistes, elle se rapproche aussi d'autres mythologies.
Ainsi, le dieu des morts égyptiens, Annubis, a lui aussi
une tête de chien tandis que le chacal est très
populaire dans d'autres civilisations indo-européennes.
La projection d'extraits de spectacles sur grand écran
à la fin du parcours permet de mieux comprendre comment
les artistes russes ont réussi à s'approprier cet
héritage culturel tout en s'ouvrant sur l'autre et la
modernité. Le ballet Petrouchka de Stravinsky met en lumière,
par exemple, la beauté de l'art naïf dans une scène
de carnaval à Saint-Pétersbourg, tandis que des
scènes tirées de l'oeuvre de Prokofiev, L'amour
des trois oranges, montrent comment les Russes ont redécouvert
la commedia dell'arte au début du 20e siècle. "L'influence
de la révolution esthétique est très forte
dans cet opéra-ballet, remarque Tatiana Mogilevskaya.
À cette époque, le milieu artistique était
très cosmopolite. Des peintres comme Chagall et Kandinsky
se promenaient à travers l'Europe." Par ailleurs,
la présentation d'Aletia, le premier film de science-fiction
russe réalisé en 1924, montre que les créateurs
d'alors voyaient le futur à leur porte puisqu'on y transpose
un rêve de liberté absolue sur la planète
Mars. Les décors très expressionnistes prouvent
bien que la Russie d'alors était au diapason du bouillonnement
artistique allemand, français, autrichien et britannique
de cette période.
|
|