
Les peurs nécessaires Aux Presses de l'Université Laval, deux auteures analysent la culture de l'horreur et les modes d'expression de la frayeur par Thierry Bissonnette Singulier parcours que celui de Valérie de Courville Nicol, professeure de sociologie qui poursuit des recherches sur la peur, la littérature populaire et la gouvernementalité. Sous le titre Le soupçon gothique. L'intériorisation de la peur en Occident, elle nous invite à découvrir les racines d'une culture de l'horreur aujourd'hui totalement banalisée, mais dont il n'est pas moins intéressant d'observer les effets sur ceux qui la consomment. Publié aux Presses de l'Université Laval, le livre jouit d'une préface de Denis Duclos, auteur du livre Le Complexe du loup garou, étude sur la violence dans la culture américaine. Ce dernier souligne la portée politico-anthropologique du propos de Valérie de Courville Nicol, qu'il paraphrase en disant que "la peur véhiculée dans la culture littéraire serait un instrument précieux pour l'équilibre interne des sociétés démocratiques, en permettant à leurs membres de douter de leur propre rationalité, et de la réaffirmer du même coup contre des tendances obscures peu avouables." Ainsi envisagée, la frayeur littéraire se révèle comme une action psychologique sur ses consommateurs, un conditionnement social dont les bienfaits demeurent à évaluer. En effet, cette "peur régulatrice" contribue-t-elle davantage à l'épanouissement du citoyen libre, ou encore à l'accroissement de la paranoïa urbaine? Question ouverte, puisque comme l'affirme le préfacier, "le problème de l'équilibre entre liberté et socialité ne peut que perdurer avec la dynamique libérale et le déferlement des inventions technologiques." Pour mieux asseoir la problématique, de Courville Nicol a remonté jusqu'aux textes gothiques des 18e et 19e siècles, où elle a traqué "la constitution des sujets de la peur dans les sociétés libérales émergentes". Ce faisant, elle a observé comment, à partir de la stimulation de la peur par le biais de fictions, on aurait aussi oeuvré à susciter le "gouvernement de soi" dans la psyché des individus.
À mi-chemin entre la sociologie et les théories de la lecture, cette étude est concentrée sur des romans populaires qu'elle cible selon trois axes thématiques: la terreur, l'horreur et l'angoisse. L'auteure y fait également un lien avec le concept freudien de sublimation, pour mieux faire le chemin qui va de l'épouvante à ses effets sur le comportement. Les soeurs Charlotte, Emily et Anne Brontë, Oscar Wilde, Bram Stoker (l'auteur de Dracula), Mary Shelley (Frankenstein), Robert Louis Stevenson (Dr. Jekyll) et H. G. Wells (L'île du docteur Moreau) figurent parmi ce corpus sur lequel on acquiert une perspective de très grande envergure, par-delà les adaptations souvent grotesques que le cinéma récent a pu produire. Une analyse comparative entre les peurs gothiques et celles d'aujourd'hui serait d'ailleurs des plus intéressantes sous la plume de Valérie de Courville Nicol, qui nous donne déjà des outils sérieux à cet effet. Typologie de la frayeur Dans un registre voisin, Martine Roberge vient tout juste de publier, également aux PUL, L'art de faire peur. Des récits légendaires aux films d'horreur. Enseignante en éthologie à l'Université Laval depuis 1995, elle était déjà l'auteure de quelques ouvrages dont La rumeur (1989) et Guide d'enquête orale (1991), développant depuis longtemps son expertise sur les méthodologies d'enquête et d'entrevue, ainsi que sur des phénomènes comme les légendes urbaines.
Dans son nouveau livre, où elle livre des fruits de ses recherches doctorales, Martine Roberge entend analyser les modes d'expression via lesquels la peur peut être créée ou recréée. Pour ce faire, elle propose en premier lieu un inventaire des représentations de la peur, puis une typologie connexe. Propice à un déplacement théorique allant des récits livresques aux narrations cinématographiques, cette typologie ouvre la voie à une saisie du rôle social de ces objets. Comment, avec quels moyens et dans quel but fait-on peur à travers des productions culturelles? voilà des interrogations qui profitent ici d'une méthodologie approfondie. Traitant des divers sous-genres et avatars du film d'horreur (gore, giallo, snuff, hardgore), la chercheure propose également en annexe une brève filmographie, où quelques classiques sont dépouillés. À partir de cet essai, on pourra se pencher de façon moins naïve sur certains de ces films, puisque comme le suggère Roberge en conclusion, "le discours sur la peur est révélateur de l'horreur urbaine qui grandit à mesure que les villes prennent de l'expansion." Qu'on apprécie ou pas le phénomène, il serait bien difficile de l'ignorer, à moins qu'on ait vraiment trop peur de la peur.

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