Histoire de fantômes Le sociologue Daniel Gay a jeté les bases de l'histoire méconnue des Noirs du Québec par Pascale Guéricolas Lorsque le professeur de sociologie à la retraite Daniel Gay arpente la rue Buade qui longe la cathédrale dans le Vieux-Québec, il pense souvent au premier Noir du Québec, Olivier Le Jeune, enterré au milieu du 17e siècle dans un cimetière situé aujourd'hui sous la chaussée. D'autres noms lui viennent aussi en mémoire, comme ceux de ces deux soldats noirs décorés pour avoir combattu les envahisseurs américains lors de la bataille de Châteauguay en 1812, ou de ces prospères commerçants du quartier Saint-Roch, propriétaires de restaurants et d'une salle de bal vers 1841. Tous des personnages de la minorité noire dont le Québec semble avoir oublié l'existence depuis plusieurs décennies. "À mon arrivée au Québec en 1971, j'ai lu beaucoup d'ouvrages d'histoire pour constater que ceux des Canadiens français s'orientaient surtout vers l'histoire des anglophones et des francophones et qu'ils délaissaient celle des autres groupes d'immigrants", a rappelé le sociologue lors d'une table ronde organisée récemment au collège François-XavierGarneau dans le cadre du Mois de l'histoire des Noirs. Depuis presque 20 ans, Daniel Gay s'acharne donc à retracer ces fantômes, traquant leur présence dans les recensements mais aussi dans les romans historiques et réalistes et les témoignages écrits parce que plus de la moitié des citoyens noirs n'apparaîtraient pas dans les registres officiels. Au fil de ses recherches, l'auteur de l'ouvrage Les Noirs du Québec, 1629-1900 (Septentrion) a pu établir qu'au début du 18e siècle, les Noirs installés ici venaient d'abord de Madagascar et de Guinée, puis ensuite des Antilles, c'est-à-dire de Trinidad, des Barbades, de la Jamaïque et de la Martinique. Certains d'entre eux ont suivi leurs maîtres jusqu'à ce que l'esclavage soit aboli, tandis que les autres ont immigré pour améliorer leurs conditions de vie.
Le sociologue s'intéresse aussi à la question de la représentation des Noirs tout au long des siècles passés. Il constate, à la lecture de journaux et de jugements de cour, que leur image n'est pas toujours reluisante, ce qui le conduit dans son livre à formuler cette recommandation aux intellectuels et aux politiciens d'aujourd'hui. "Ils devraient cesser de répéter que le Canada, dont le Québec, n'a pas de passé colonial ou esclavagiste, ou que ce pays n'a jamais opprimé personne. Les manuels d'histoire traditionnels et les grands discours publics ne peuvent continuer à esquiver l'analyse de certains faits", écrit-il. Un travail à poursuivre La question du manque d'archives sur les Noirs complique cependant ce devoir de mémoire. Richard Marcoux, professeur au Département de sociologie, a d'ailleurs profité de la table ronde pour saluer le gigantesque travail de collecte de Daniel Gay, en qualifiant son ouvrage de "remarquable et nécessaire". "Cela ouvre de nombreuses pistes de recherche, constate le chercheur. Pourquoi, à la fin du 19e siècle, dénombre-t-on 11 000 Noirs en Ontario, 7 000 en Nouvelle-Écosse et seulement 200 au Québec? Peut-être ces écarts de peuplement entre le Québec et les autres provinces s'expliquent en partie par des différences linguistiques et religieuses étant donné que les Noirs des États-Unis sont proches des églises protestantes surtout installées du côté anglophone." Vincent Coulibaly, professeur de philosophie au Cégep de Saint-Hyacinthe, souligne de son côté les efforts déployés par l'auteur pour rétablir la vérité historique occultée par les statistiques. À la lecture du livre, les fluctuations de la population noire l'ont frappé; les chiffres illustrent les difficultés de cette minorité à prendre de l'expansion. De plus, il fait valoir que le Québec et le Canada se présentaient volontiers comme des terres d'accueil pour les esclaves fuyant les États-Unis, mais que ces sociétés ont quand même participé à l'esclavagisme. "Comment modifier les mentalités aujourd'hui?, s'inquiète le philosophe. Il me semble y avoir un hiatus actuellement entre le discours contemporain sur l'intégration et le multiculturalisme et la réalité souvent discriminatoire vécue par les Noirs au Québec. Comment combler cet écart?" À l'entendre, une partie de la solution passe peut-être par une meilleure connaissance de tous les Québécois de la présence ancienne de Noirs sur ce bout de terre d'Amérique. | |