Une très petite planète
L'informatique et la neurobiologie pourraient
profiter d'une percée réalisée par une équipe
de physiciens
par Jean Hamann
Les voies de la science sont parfois impénétrables.
À preuve, une idée élaborée dans
les années 1960 à partir d'une expérience
en psychologie sociale - le concept de la "petite planète"
(small world) - pourrait conduire à la conception
d'ordinateurs intelligents et à une meilleure compréhension
du fonctionnement du cerveau humain.
Helmut Kröger, Dany Simard et Louis Nadeau, du Département
de physique, génie physique et optique, viennent d'apporter
un bon coup d'eau au moulin de ce concept en publiant, dans la
revue scientifique Physics Letters A, la démonstration
qu'un réseau neuronal doté d'une structure de type
"petite planète" apprend plus vite et commet
moins d'erreurs que des réseaux réguliers ou aléatoires.
"Nous pensons que notre démonstration peut avoir
des répercussions en biologie, en neurosciences, en physique,
en informatique, en intelligence artificielle, en mathématiques
et en génie", estime Helmut Kröger. À
cette liste, on pourrait ajouter la transmission des maladies
infectieuses, le marketing, la psychologie sociale et même
la structure des entreprises, du Web et des réseaux de
distribution électrique, puisque ce sont tous là
des secteurs touchés par le concept de "petite planète".
Pas mal pour une idée qui, au départ, reposait
sur des résultats d'une étonnante minceur. En 1967,
le psychologue Stanley Milgram demandait à 60 personnes
de Wichita au Kansas d'acheminer une lettre à un destinataire
de Cambridge au Massachusetts en la confiant, de main à
main, à une personne susceptible de connaître ce
destinataire ou à un proche de ce destinataire. À
partir des résultats obtenus, le psychologue a conclu
que tous les citoyens états-uniens étaient connectés,
en moyenne, par six degrés de séparation, omettant
de préciser que seulement 3 des 60 lettres étaient
parvenues à destination! L'imaginaire populaire, qui se
formalise peu des statistiques, a aussitôt épousé
la séduisante thèse de Milgram, qui depuis alimente
ad nauseam les revues de psycho-pop et les discussions
mondaines. Chemin faisant, ce concept, qui valait pour les citoyens
états-uniens, a été étendu, sans
vérification, à l'ensemble des habitants de la
planète.
C'est avec l'architecture de type "small world"
que l'ordinateur commet le moins d'erreurs et que l'apprentissage
est le plus rapide. Cet avantage fonctionnel énorme expliquerait
pourquoi la sélection naturelle a favorisé cette
architecture neuronale chez les êtres vivants.
Du cerveau à l'ordi
Un élément de l'expérience de Milgram
l'existence d'un petit nombre de personnes particulièrement
bien connectées qui structurent les réseaux sociaux
a cependant passé l'épreuve du temps. En
1998, les mathématiciens Watts et Strogatz remettaient
le concept de "petite planète" au goût
du jour en faisant la démonstration dans la revue Nature
que l'existence de quelques liens aléatoires permettait
de transformer de vastes réseaux en réseaux intimement
connectés. Depuis, l'empreinte de la structure "petite
planète" est relevée dans toutes les sphères
des sciences et des sociétés humaines. Un nombre
grandissant d'études indiquent d'ailleurs que le système
nerveux des organismes vivants qu'il s'agisse des 282 neurones
du nématode C. elegans ou des millions de neurones du
cerveau humain est organisé selon une architecture
de type "petite planète".
Pour percer les causes du succès de ce type d'organisation,
l'équipe de Helmut Kröger a effectué des simulations
informatiques à l'aide d'un modèle de réseau
neuronal. "Nous fournissons un input à l'ordinateur,
nous lui demandons d'effectuer une tâche et nous mesurons
l'ampleur du travail qu'il doit effectuer pour y arriver",
explique le physicien. Les chercheurs ont appliqué ce
protocole en faisant progressivement passer le patron des liens
entre les neurones d'une architecture régulière
à une architecture aléatoire. "Entre ces deux
extrêmes, nous avons une architecture de type "small
world" où on trouve, à la fois, beaucoup de
connexions entre neurones voisins et un petit nombre de liens
entre neurones distants. C'est avec ce type d'architecture que
l'ordinateur commet le moins d'erreurs et que l'apprentissage
est le plus rapide. Cet avantage fonctionnel énorme expliquerait
pourquoi la sélection naturelle a favorisé cette
architecture neuronale chez les êtres vivants", avance
le chercheur.
Le réseau de type "petite planète" (centre),
constitue un intermédiaire entre un réseau régulier
(à gauche) et un réseau aléatoire (à
droite). La combinaison de connexions régulières
et de connexions distantes lui confère une grande efficacité
qui expliquerait son omniprésence dans les systèmes
biologiques et technologiques. |
Au plan fondamental, cette démonstration apporte un nouvel
éclairage qui aide à mieux comprendre l'organisation
macroscopique du cerveau, soutient Helmut Kröger. Au plan
pratique, les spécialistes en intelligence artificielle
auraient intérêt à faire l'essai de réseaux
de type "small world" dans le design de leurs systèmes.
"Je ne crois pas que ça a été testé
jusqu'à présent, précise-t-il. Nos données
démontrent clairement l'avantage que cette architecture
procurerait à des applications comme la reconnaissance
de forme et de la parole, le traitement des images et le contrôle
de qualité dans les entreprises."
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