
La démocratie ou l'apocalypse? Selon Rachad Antonius, il faut parvenir à de nouvelles lectures de l'islam qui vont favoriser l'apparition de lieux de liberté par Pascale Guéricolas C'est un appel au dialogue entre penseurs de l'islam et d'Occident qu'a lancé Rachad Antononius devant le public venu écouter le jeudi 3 février dernier sa conférence organisée par le Département de sociologie et la revue étudiante Aspects sociologiques. Ce spécialiste du monde arabe et professeur à l'UQAM n'a pas hésité à bouleverser les idées reçues qu'entretient l'Occident envers des mouvements religieux afin de mieux comprendre comment cette partie du monde pourrait parvenir à la démocratie.
D'emblée, Rachad Antonius, originaire d'un pays musulman, reconnaît qu'il n'est pas croyant. Cependant, le discours hostile que tiennent les médias occidentaux face à l'islam l'irrite souverainement. "Comment se fait-il que tout ce qui est écrit de négatif sur l'islam est louangé?, s'insurge-t-il. Par exemple, le livre d'Irshad Manji (Musulmane mais libre, publié chez Grasset) est bourré d'erreurs grossières, il ne valait certainement pas le battage publicitaire dont il a été l'objet." À en croire le professeur de sociologie, ce discours apocalyptique nuit à la discussion, car les penseurs arabes se trouvent toujours sur la défensive. Ils ne peuvent donc débattre librement des véritables enjeux et problèmes touchant leur société et des moyens à prendre pour instituer un processus démocratique. Or, l'histoire de l'islam prouve que cette religion vieille de 14 siècles se montre généralement très libérale et ouverte sauf lorsqu'elle se sent menacée, comme ce fut le cas après les croisades au Moyen ge ou au 200e siècle lors de la création de l'État d'Israël et des défaites militaires arabes qui l'ont suivie.
Tous les espoirs semblaient pourtant permis pour la plupart des pays arabes après la décolonisation dans les années 1960. Cependant, la fracture constante entre une société civile complètement écartée de l'exercice du pouvoir et la mise en place de gouvernements très autoritaires a nui à la démocratie. S'appuyant sur l'exemple de l'Égypte, le conférencier a rappelé que, dès le 19e siècle, ce pays s'inspire du modèle français dans son système d'éducation et de santé, appuyé en cela par les savants qui avaient participé à l'expédition de Bonaparte, et néglige, du coup, les institutions déjà existantes. Hassan Al Bannâa, le fondateur des Frères musulmans, tente donc, dans les années 1920, de redonner une voix au peuple, et surtout de lutter contre le colonisateur anglais. Ce mouvement idéologique subit les foudres de Nasser par la suite et donne lieu à une multitude de groupes. Un fossé grandissant "Comme dans d'autres pays arabes, souligne le conférencier, deux sociétés se sont développées en parallèle: l'élite tournée vers l'Europe et la modernité et le peuple, majoritaire, qui se replie sur la tradition." Les différents mouvements islamistes des années 1970 trouvent donc un terreau fertile parmi les citoyens ignorés des dirigeants. À certaines époques, les gouvernements vont d'ailleurs s'allier aux islamistes très conservateurs en leur accordant par exemple du temps d'antenne à la télévision au détriment des éléments plus modérés, tout en excluant leur parti des élections. "Dans plusieurs cas, les gouvernements ont renforcé les mouvements qu'ils prétendaient combattre", constate le sociologue. Il remarque aussi qu'on a souvent tendance en Occident à expliquer l'absence de démocratie dans le monde arabe en réduisant la société civile aux ONG financées par les bailleurs de fond internationaux. Or il existe bel et bien selon lui des associations caritatives liées à l'islam politique, fortement implantées dans la population locale. À l'entendre, dans certains pays comme l'Iran, la révolution islamique a engendré une certaine forme de contestation des traditions et une prise de parole accrue des masses. De plus, l'émergence de nombreux groupes islamiques très divers crée parfois un espace public où la dissidence a sa place comme c'est le cas au Liban.
Il faut donc absolument, selon Rachad Antonius, parvenir à de nouvelles lectures de l'islam qui vont favoriser l'apparition de lieux de liberté et il faut surtout que les penseurs de ce coin du monde aient le loisir d'agir de l'intérieur. Le sociologue nourrit peu d'espoir cependant sur les effets des récentes élections sur la société irakienne. "Il s'agit d'un gouvernement municipal qui aura seulement le pouvoir de décider de la couleur des tuyaux d'égout, ironise le conférencier. Les Américains ont décidé de jouer la carte des chiites car Saddam Hussein les avait écartés du pouvoir, mais cela pourrait renforcer le clivage entre arabophones d'Irak et ceux d'Iran parlant persan." 
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