Auschwitz: pourquoi?
Soixante ans plus tard, les camps de la mort nazis nous interpellent
plus que jamais
par Yvon Larose
Une quarantaine de chefs d'État et de gouvernement
se retrouvent aujourd'hui, 27 janvier, à Auschwitz, en
Pologne, pour commémorer le 60e anniversaire de la libération,
par l'armée soviétique le 27 janvier 1945, du plus
important camp d'extermination de masse nazi. De 1940 à
1945, on estime qu'au moins 1,1 million de personnes ont perdu
la vie au complexe d'Auschwitz-Birkenau, dont près d'un
million de juifs qui ont été assassinés
dans des chambres à gaz entre 1942 et 1944. Au total,
les camps de la mort nazis (Treblinka, Mauthausen, Dachau, etc.)
ont fait disparaître plus de cinq millions de juifs européens.
Pour Thomas De Koninck, professeur de philosophie à l'Université
Laval et auteur de De la dignité humaine, un essai
de philosophie morale paru en 2002 aux Presses universitaires
de France, la cérémonie internationale, à
laquelle assistent quelque 10 000 personnes, a une valeur particulièrement
symbolique. "C'est encourageant de voir que le monde n'a
pas oublié, dit-il. Je crois que les gens se rendent compte
que l'humanité a honte de ce qui s'est passé dans
les camps de la mort. Car ce sont quand même des humains
qui ont fait ça." Selon Talbot Imlay, professeur
au Département d'histoire et spécialiste de la
Seconde Guerre mondiale, la présence d'un grand nombre
de dignitaires prouve que l'Holocauste est devenu un symbole
de tout le Mal, de toutes les atrocités et de tous les
crimes commis par des gouvernements contre des peuples au cours
du 20e siècle.
La barbarie est parmi nous
Auschwitz nous replace au cur de la barbarie. Aux dires de
Thomas De Koninck, ce lieu maudit, symbole de la terreur et du
génocide, nous rappelle aussi que la barbarie est toujours
parmi nous, comme l'ont démontré les tragédies
humanitaires récentes du Darfour, du Kosovo et du Rwanda.
"Et tout ça au nom d'idéologies, poursuit-il.
Dans L'archipel du goulag, Alexandre Soljenitsyne écrit
que des millions d'individus sont morts au 20e siècle
au nom des idéologies." Le nazisme, souligne-t-il,
présentait certains humains comme les seuls modèles
de l'humanité. Dans cette perspective, les juifs étaient
considérés comme des non-hommes.
Thomas De Koninck croit que "l'inhumanité inimaginable"
qui avait cours dans les camps de la mort nazis ne pouvait qu'être
l'uvre de gens dénués de toute capacité
d'aimer, d'humanité au sens positif du terme. "On
retrouve la règle d'or du "Ne fais pas à autrui
ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse" dans toutes
les sagesses d'Orient et d'Occident, explique-t-il. Or les bourreaux
des camps ne se reconnaissaient pas dans les autres. Ils avaient
perdu tout sens de l'humain." Selon lui, Auschwitz et les
autres usines d'extermination ont violé la règle
d'or. "C'est très grave, dit-il. Vous éliminez
toute l'éthique et, au fond, l'humanité en tant
que telle."
La décision de tuer tous les juifs dans la sphère
d'influence allemande aurait probablement été prise
au début de l'automne 1941. Elle était, selon Talbot
Imlay, le résultat d'un processus d'évolution et
de radicalisation de la politique raciale du régime nazi.
"Les dirigeants du régime, inspirés par une
vision du monde basée sur le principe d'une lutte des
races, ont identifié les juifs comme l'ennemi racial le
plus immédiat, explique-t-il. Par conséquent, ils
étaient déterminés à les éliminer
de la sphère allemande. Ce qui a changé avec le
temps ce n'est pas le but, mais plutôt les moyens envisagés
pour atteindre cet objectif qu'était le génocide.
La guerre a fortement contribué à l'adoption de
la Solution finale."
La haine que ressentait Adolf Hitler pour les juifs et le plan
d'extermination organisée et systématique qui fut
mis en uvre trahissaient, de toute évidence, une démence
pure. "Il y a là quelque chose de mystérieux,
souligne Thomas De Koninck. C'est tellement au-delà de
tout ce qu'on peut se représenter. Il y a eu des barbares
dans l'Histoire. Mais à ce degré et avec cette
espèce d'auto-justification que donne l'idéologie
Cela montre que les idées, en particulier celles que l'on
se fait de l'humain, ont une grande force."
Des leçons
Talbot Imlay croit que l'Holocauste nous enseigne plusieurs
leçons. Il y a notamment la nécessité de
se méfier des utopies, "ces immenses projets qui
visent à restructurer complètement la société".
Il y aussi la nécessité d'avoir un état
de droit qui peut limiter les pouvoirs des gouvernements et protéger
les droits des minorités. Mentionnons aussi les dangers
du racisme et des autres formes d'exclusion.
Thomas De Koninck rappelle que la possibilité de faire
le mal est inscrite en chacun de nous. "C'est le problème
de la liberté, indique-t-il. On peut faire du mal comme
on peut faire du bien. On voit à quel degré. Les
anciens Grecs disaient que l'humain peut être le meilleur
des animaux, mais aussi le pire." Ce dernier met en garde
contre le mépris. "Quand on commence à mépriser
l'humain, à le banaliser, comme on le fait beaucoup de
nos jours, on s'engage sur une pente dangereuse."
Quelles sont les possibilités d'un autre Holocauste? "Cela
dépend beaucoup de la façon dont on définit
le génocide, répond Talbot Imlay. Des atrocités
à grande échelle motivées par une logique
raciale ou ethnique sont toujours possibles: pensons à
ce qui se passe actuellement au Darfour. Rien de comparable ne
s'est produit dans un pays occidental démocratique et
développé depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela,
je crois, nous permet d'avoir une relative confiance en l'avenir.
Gardons toutefois à l'esprit qu'un Européen aurait
peut-être dit la même chose, au début des
années 1930..."
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