Un conte de fée Aucune preuve scientifique ne soutient l'existence d'un "sixième sens" d'anticipation des cataclysmes chez les animaux par Jean Hamann Dans le flot d'information qui a suivi le tsunami du 26 décembre, des rapports étonnants sur le comportement animal ont trouvé écho dans les médias. Ces reportages, diffusés dans les médias canadiens et étrangers, laissaient entendre que des animaux avaient anticipé le raz de marée et qu'ils avaient fui en masse pour échapper au déluge.
Ainsi, de nombreux médias québécois et français, notamment Radio-Canada, CBC, La Presse, et Libération (30 décembre), ont rapporté qu'aucun animal mort n'avait été retrouvé dans le parc national de Yala au Sri Lanka, zone la plus éprouvée par le tsunami, où vivent des centaines d'éléphants, des léopards et des mammifères. L'explication? Le sixième sens des animaux, avançait-on dans les reportages.
Dans son édition du 5 janvier, Le Monde allait encore plus loin en affirmant que les éléphants "se sont mis à pleurer quelques minutes avant l'arrivée sur les côtes de la vague meurtrière" et que d'autres "ont brisé leurs grosses chaînes pour fuir vers les collines". Les éléphants "ont traversé la jungle puis se sont brusquement immobilisés. Les vagues géantes ont pénétré jusqu'à un kilomètre dans les terres, mais elles se sont arrêtées peu avant l'endroit où les éléphants avaient choisi de s'établir." Pour expliquer cette prodigieuse anticipation, le journaliste évoquait la mémoire immémoriale et antédiluvienne de l'espèce.
Les mêmes quotidiens ont fait état, de manière beaucoup plus sobre, de cadavres d'animaux transportés par le torrent (Le Monde, 31 décembre), de milliers d'animaux morts retrouvés sur les plages, et de la mort probable de la totalité des animaux du parc naturel de Point Calimere en Inde (Libération, 30 décembre). Autant de bêtes qui n'ont pu profiter de leur sixième sens pour échapper au danger.
"Il y a beaucoup d'exagération au sujet des capacités sensorielles des animaux et aucune évidence scientifique ne soutient l'existence d'un sixième sens", affirme Cyrille Barrette, professeur au Département de biologie. Ce spécialiste du comportement animal, qui a effectué plusieurs séjours de recherche au Sri Lanka, ne remet pas en question le fait que certains animaux possèdent des capacités sensorielles supérieures à celles des humains, notamment l'olfaction et la vision, mais il doute fort qu'elles puissent leur dicter le meilleur comportement à adopter lorsque survient un tsunami ou un tremblement de terre. "Même en supposant que les animaux soient plus sensibles que nous aux vibrations, comment peuvent-ils savoir dans quelle direction il est préférable de se sauver?", demande-t-il. L'instinct est la mémoire génétique d'événements passés, mais pour qu'il y ait sélection naturelle sur le meilleur comportement à adopter dans une situation donnée, il faut que cette situation se produise avec une récurrence assez élevée, et les tsunamis sont des événements rares, explique-t-il. "Chez nous, les porcs-épics se font écraser sur les routes depuis 100 ans et ils n'ont pas encore appris à éviter ce danger." Le désir de croire Le professeur Barrette émet de sérieux doutes sur la validité des données affirmant que les animaux ont échappé à la vague destructrice. "Si on fouillait les débris du parc de Yala, on trouverait probablement beaucoup d'animaux morts. Certaines personnes sont tellement convaincues de l'existence d'un sixième sens animal qu'elles sont persuadées que les bêtes s'en sont tirées avant même d'avoir entrepris les recherches." Le spécialiste de l'éthologie, qui compte le genre humain parmi ses sujets d'observation, attribue ce comportement irrationnel au désir de croire à la magie et au merveilleux. "C'est l'effet Seigneur des anneaux ou Harry Potter. Devant des grandes forces destructrices comme les tremblements de terre et les tsunamis, nous nous sentons impuissants et nous inventons des forces d'un autre ordre. Nous avons besoin de croire à quelque chose pour donner un sens à ces événements."
Cyrille Barrette, qui prépare présentement un livre sur la pensée critique, s'étonne que les journalistes - "des personnes intelligentes" - perpétuent, à partir de témoignages individuels et anecdotiques, la croyance que les animaux peuvent anticiper les cataclysmes. "J'aimerais que ce sixième sens existe réellement parce que ce serait un sujet d'études extraordinaire. Mais, pour l'instant, c'est sans fondements, tout comme les phénomènes paranormaux."
Le professeur est conscient de la fascination profonde qu'exerce l'idée d'un sixième sens animal dans l'imaginaire humain et il sait que sa position sur le sujet équivaut à annoncer à des enfants que le Père Noël n'existe pas. Il sait aussi que son scepticisme sera jugé excessif par plusieurs, mais il persiste et signe. "Quand on cherche la vérité, il est plus utile de douter que de croire, dit-il. Et un des plus grands ennemis de la vérité est le désir de croire."
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