La mémoire du désir
Le sociologue Michel Dorais traque les nombreux
angles morts du désordre amoureux
par Pascale Guéricolas
Désir. Bien des chanteurs de pomme, des grands paroliers,
des poètes, des cinéastes, des dramaturges, des
peintres, se sont esquintés sur ce concept, toujours en
vain. Ce violent désordre amoureux ou purement sexuel
ne se laisse pas si facilement mettre en mots ou illustrer. Observateur
aguerri, le sociologue Michel Dorais a tenté en 1995 une
approche différente en consacrant à ce sujet un
essai aux confluents de l'anthropologie, de la psychologie cognitive,
de la neurobiologie, et bien sûr de la sociologie. Une
réflexion qui fait mouche puisque cet ancien travailleur
social a vendu 7000 exemplaires de La mémoire du désir.
Du traumatisme au fantasme, très apprécié
par le lectorat français. Presque une décennie
plus tard, l'ouvrage connaît une seconde vie en format
de poche aux éditions Typo, afin notamment de mieux desservir
la clientèle des élèves des cégeps.
Le professeur de l'École de service social se dit le premier
surpris du succès d'un livre qu'il a écrit pour
se faire plaisir alors qu'à la même époque
les entrevues qu'il effectuait avec de nombreux hommes violés
sapaient son moral. "Pour une fois, je me suis intéressé
au cas général plutôt qu'au particulier en
essayant de comprendre comment les êtres humains parviennent
à transformer leurs traumatismes en plaisir, à
la condition toutefois de ne pas réécrire compulsivement
les mêmes scénarios perdants sans jamais trouver
d'issues heureuses. C'est un peu le même concept que celui
de résilience développé par Boris Cyrulnik,
bien moins connu il y a dix ans."
La chimie du scénario
Dans une langue limpide, sans verser dans le psycho-pop facile,
Michel Dorais remonte les fils du désir jusqu'à
l'enfance pour comprendre une histoire transformée par
le passage du temps dans notre mémoire. Pourquoi vivre
avec cette personne plutôt que telle autre, comment expliquer
la persistance du sentiment amoureux chez un vieux couple, pourquoi
certains semblent cultiver l'autodestruction, voilà quelques-unes
des questions soulevées dans cet ouvrage. Au passage,
l'auteur bouscule la vision éthérée que
l'on peut entretenir face au désir et à l'amour
en s'intéressant à l'échange d'informations
entre nos milliers de neurones capturant les souvenirs. But de
cette démonstration à saveur biologique: prouver
que le cerveau jouit d'une grande plasticité et que les
expériences passées s'y accumulent et s'y impriment
dans l'ordre ou le désordre. Cela signifie que nos manques,
nos frustrations, nos plaisirs, nos traumatismes constituent
la matière brute encodée par les neurones. Cette
accumulation de sensations et de souvenirs va déterminer
en bonne partie les perceptions et sensations à venir,
et constitue la base des scénarios que nous nous jouons
dans nos rapports sexuels d'adulte.
Une sexualité gavée de symboles
Ainsi, selon Michel Dorais, le désir représente
une véritable machine qui enregistre et rejoue nos propres
traumatismes. Concrètement, cela signifie que certaines
femmes rechercheront toute leur vie un conjoint protecteur pour
réparer certains traumatismes. Le sociologue émet
aussi l'hypothèse que certains garçons et filles,
victime d'abus sexuels dans leur enfance, se prostituent car
ils ont appris à nier leur propre corps et pensent acquérir
du pouvoir en exigeant de l'argent de leurs clients lors de relations
sexuelles impersonnelles. Du même souffle, l'auteur de
l'essai remarque que nos perceptions peuvent évoluer dans
le temps, nous aidant à passer par-dessus des traumatismes
que l'on pensait irrémédiables. Et en bon sociologue,
il souligne également la dimension culturelle de la sensualité
ou, comme il l'écrit "l'importance du sens qu'on
donne aux sens." Les femmes girafes en Thaïlande, au
long cou étiré par de multiples colliers, représentent
en effet le comble de l'érotisme pour leurs compatriotes
alors qu'il y a de bonnes chances qu'elles laissent les Occidentaux
indifférents. Au fond, ce n'est pas tant le corps de l'autre
qui nous attire que le fantasme que nourrit ce corps à
travers ce qu'il exprime.
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