La charrette dévale les côtes
Pendant deux jours, près de 200 étudiants
de l'École d'architecture et des cégeps de la région
ont imaginé les multiples façons d'aménager
la falaise qui traverse Québec
par Pascale Guéricolas
Dimanche, 22 h, à l'École d'architecture, dans
le Vieux-Québec. En équipe de cinq ou six, des
étudiants blêmes et aux paupières lourdes
de sommeil se penchent sur des dizaines de croquis étalés
sur les tables ou pianotent fébrilement sur leur ordinateur.
De temps en temps, des fous rires nerveux jaillissent d'un coin
de la salle, tandis que des discussions véhémentes
naissent à propos d'un élément de la maquette
vraiment mal placé.
Bienvenue dans l'univers de la "charrette", une des
traditions de la formation en architecture. Dans ce cadre, les
étudiants disposent de seulement deux jours pour proposer
une autre façon d'utiliser les 33 côtes, rues ou
escaliers qui parcourent la ville du Vieux-Québec jusqu'aux
confins de Sainte-Foy, en passant par Beauport. Leur projet réalisé
sur poster sera exposé pendant quelques jours dans les
locaux de l'École puis au Centre d'interprétation
de la vie urbaine de la Ville de Québec.
Cet événement fait date dans l'histoire de l'École
d'architecture qui fête cette année ses quarante
ans. En effet, la Ville de Québec et la Société
du patrimoine urbain s'y associent, ainsi que Gilles Saucier
et André Perrotte, deux diplômés de Laval
qui vont représenter le Canada à la prochaine Biennale
d'architecture de Venise. À la clef, plusieurs emplois
d'été à la Ville de Québec pour les
trois projets sélectionnés et d'autres récompenses
pour plusieurs autres équipes. De plus, cette édition
de la charrette, dont la coordination était assurée
par Jan Zwiejski professeur à l'École, a favorisé
le partage de connaissances puisque les équipes comprenaient
obligatoirement des étudiants de deuxième, de troisième
année ou encore de maîtrise.
Pierre-Olivier Lepage, en deuxième année de baccalauréat
actuellement, a d'ailleurs particulièrement apprécié
l'échange de vues au sein de son équipe qui comprenait
plusieurs étudiants français en formation à
l'École d'architecture, tout comme les discussions avec
les professeurs et les architectes circulant au travers des groupes.
"Cela nous a poussés à beaucoup discuter préalablement
pour s'interroger sur les enjeux de notre site et à adopter
une approche plus conceptuelle", explique-t-il. Les cinq
coéquipiers ont jeté leur dévolu sur la
côte Saint-Sacrement qui constitue selon eux une des entrées
de la ville. Ils ont ainsi imaginé un pôle multi-modal
où les automobilistes pourraient laisser leur véhicule
et emprunter les transports en commun ou un vélo pour
se rendre au centre ville. "En France, plusieurs villes
ont développé cette approche, mais j'ai l'impression
qu'ici on mise encore tout sur la voiture", souligne Jordane
Maruejouls qui vient de l'Université de Rennes. Très
futuriste, leur projet profite de la topographie pour proposer
au piéton un parcours à travers des bâtiments
reliés par des passerelles et des escaliers mécaniques,
où l'on pourrait trouver aussi bien des informations touristiques
que des cafés ou une gare d'autobus.
Un étage plus bas, une autre équipe travaille à
donner une nouvelle allure au controversé échangeur
Dufferin dans le quartier Saint-Roch, là où le
maire L'Allier rêvait de construire un monumental escalier.
"Cet endroit où les bretelles entrent directement
dans la falaise a un côté sale, underground, une
force qui nous ont attiré", explique Mathieu Bergeret.
Les étudiants ont donc décidé dans leur
projet de supprimer des sorties d'autoroute afin de bâtir
des rampes en pente douce permettant aux handicapés, aux
gens avec des poussettes ou aux cyclistes de gagner facilement
le haut ou le bas de la falaise. En lieu et place des fameuses
bretelles inutiles, ils imaginent un bâtiment surélevé
à la fois carrefour naturel et lieu de concerts, d'exposition,
de rencontres.
Onde de choc en vue
À quelques mètres, une équipe de filles
survoltées discutent encore de leur concept autour de
ce même échangeur si décrié. Elles
rêvent de créer une onde de choc sur la falaise,
en donnant une nouvelle vie au fameux tunnel planifié
pour traverser une partie de la Colline parlementaire afin qu'il
devienne un véritable lieu de circulation entre la haute
et la basse ville. Contrairement à leurs camarades, elles
refusent de détruire les bretelles de béton inutilisées
pour mieux dénoncer le manque de planification des uns
et des autres dans les années 1970. "Une charrette
constitue un prétexte pour aller au fond d'un événement
afin de passer un message et poser les vraies questions à
propos d'un site", précise Ève-Lyn Blanchet.
"Peu importe que notre projet soit impossible à construire,
il a pour but de regarder le lieu d'un il neuf", renchérit
Anne-Marie Blais.
Cette attitude se retrouve chez l'équipe qui planche sur
la création d'une liaison entre Sainte-Foy et Cap-Rouge,
dans le secteur Du Vallon Nord. Les sept coéquipiers ont
inventé un lien routier, tout en valorisant un boisé
pour l'instant à l'écart des voies de circulation.
"Cette charrette est vraiment très libre et très
variée car nous avons le choix du site à transformer
et la façon de l'aborder", confie Véronique
Boulet. Il suffit de la regarder s'extasier devant la précision
d'une courbe de niveaux exécutée par sa consoeur
pour comprendre que la fatigue ne pèse pas lourd dans
le souvenir que les étudiants conservent de cette expérience
de travail intense.
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