Bêtes de cirque
Coupés de leurs émotions,
les artistes doivent tout de même faire leurs numéros
par Renée Larochelle
Répéter inlassablement le même mouvement
pour atteindre la maîtrise parfaite, voilà le lot
quotidien des artistes de cirque dont on attend qu'ils nous fassent
vibrer jusqu'à la corde. Cependant, l'obligation constante
de performer exige un niveau de contrôle tellement élevé
de leur part que joindre l'émotion au geste constitue
parfois une tâche difficile. Parce qu'ils ont peur de perdre
le contrôle de leur corps, résultat du dressage
à tout crin qu'ils incorporent pendant des années,
les artistes du cirque se sentent en quelque sorte menacés
par leurs émotions, comme des funambules sur un fil de
fer tendu entre deux édifices le seraient face à
l'orage qui gronde.
Dans son mémoire de maîtrise en anthropologie, Valérie
Boudreault s'est penchée sur la place accordée
aux émotions dans le cirque actuel au Québec. En
fait, sept mois de terrain dans ce milieu en 2002 lui ont permis
d'explorer la piste périlleuse du non-dit dans cet univers
qui tourne rond. Elle a rencontré bon nombre d'artistes
du Cirque du Soleil, du Cirque Éloize ainsi que des professeurs
de l'École nationale de cirque. "Certains artistes
m'ont dit que la volonté de jouer vrai s'amenuisait au
fil des représentations, explique t-elle. Le risque qui
les guette est d'entrer dans un automatisme, alors que le public
est chaque soir nouveau. D'où le décalage entre
l'expérience du spectacle pour l'artiste qui est dans
la répétition et l'expérience de la première
fois pour le spectateur."
Le prix à payer
Traditionnellement, les artistes de cirque ont appris à
coller à la technique, sans donner d'intention à
la figure à exécuter. Le savoir-faire étant
préféré au savoir-être, il en résulte
des bris dans la communication non seulement avec le public mais
aussi avec les artistes dans leurs interactions sur scène.
Par ailleurs, c'est dans l'hésitation que les artistes
se blessent, dans le manque de confiance qu'ils ressentent envers
eux-mêmes ou leurs partenaires. Au cirque, généralement,
quand un artiste offre de la résistance, la figure physique
échoue. Réaliser des prouesses techniques de haut
niveau exige ainsi qu'on fasse confiance et qu'on s'abandonne
à l'autre, sous peine de rompre le fragile équilibre
qui fait toute la différence entre le succès ou
la descente aux enfers.
"L'adhésion au cirque se fait sans compromis, c'est
de l'ordre du tout ou rien, indique Valérie Boudreault.
Un acrobate ne peut faire le choses à moitié, sa
vie en dépend. Comment pourrait-il faire un saut incomplet?
L'implication doit être totale, sans demi-mesure. C'est
le prix à payer de la performance de haut niveau."
Au-delà de la nécessité de concilier tensions
et attention, gestes et émotions, l'artiste de cirque
doit garder le cap, à travers les vents et marées
d'une existence qui ne lui permet pas souvent de toucher terre.
Comme l'a confié l'un d'eux, "Quand tu es sur scène,
tu respires pour 2 500 personnes. Les gens payent et veulent
que tu les fasses vivre pendant deux heures. Et ça, c'est
lourd à porter.
|
|