Frobisher et l'or des fous
Deux chercheurs apportent un éclairage
nouveau
sur un scandale minier survenu au XVIe siècle
La moralité douteuse de certains hommes d'affaires
et l'avidité des investisseurs ne sont pas uniquement
des maux contemporains, est-on forcé de conclure au terme
d'une enquête historico-scientifique menée par le
géologue Georges Beaudoin et l'archéologue Réginald
Auger. En effet, les deux professeurs de l'Université
Laval apportent des preuves convaincantes qu'une fraude est à
l'origine d'un important scandale minier survenu entre 1576 et
1578, dans lequel des investisseurs britanniques, dont la reine
Elizabeth I, ont été entraînés.
Rappelons les faits. En 1576, l'explorateur Martin Frobisher,
financé par des marchands britanniques, part à
la recherche du passage du Nord-Ouest. Il s'arrête sur
la Terre de Baffin, où il découvre des roches qui
semblent contenir de l'or. L'un des marchands qui finançaient
cette première expédition, Michael Lok, les fait
analyser chez trois alchimistes londoniens. Deux concluent à
l'absence d'or alors que le troisième prétend que
la roche contient le précieux métal en quantités
appréciables. Malgré ces déroutantes conclusions,
le marchand convainc des financiers d'investir dans deux nouvelles
expéditions, en 1577 et 1578, pour exploiter cet Eldorado
arctique. Le dernier voyage mobilise 15 bateaux et 400 hommes,
et vise non seulement à rapporter le plus de roches possible,
mais à établir une colonie minière de 100
travailleurs sur l'Île de Kodlunarn dans la baie de Frobisher.
Pouvoir et avidité
Les alchimistes de l'époque déterminaient la
présence d'or dans des échantillons de roches en
les broyant et en les faisant chauffer dans un creuset en présence
de plomb. Les métaux précieux, comme l'or et l'argent,
présents dans l'échantillon se lient au plomb et
forment des "billes" qui se déposent au fond
du creuset. Le problème avec cette méthode est
que le plomb renferme parfois de petites quantités d'or
et cette contamination naturelle pouvait conduire les alchimistes
à conclure faussement à la présence de gisements
du précieux métal.
Pareille contamination peut-elle expliquer le fiasco minier de
l'expédition Frobisher? Il semble que non, à en
juger par les analyses que Georges Beaudoin a effectuées
à l'aide de technologies modernes sur cinq billes de plomb
découvertes en 1994 par l'équipe de Réginald
Auger sur des sites exploités par Frobisher. "Ces
billes contiennent un peu d'argent, mais pas d'or, a constaté
le professeur du Département de géologie et de
génie géologique. Nous devons en conclure qu'il
y a eu fraude."
À qui la faute? "Il est difficile aujourd'hui
de déterminer qui était de bonne foi dans cette
affaire, commente Georges Beaudoin. Les alchimistes qui faisaient
les tests sur les sites travaillaient dans des conditions très
difficiles et, en raison des résultats positifs obtenus
à Londres, ils devaient penser que les roches contenaient
de l'or même s'ils ne parvenaient pas à en extraire.
Frobisher devait le penser lui aussi puisqu'il a fait remplir
de roches les cales de douze bateaux pour les ramener en Angleterre."
Les chercheurs croient donc qu'une petite quantité
d'or a été volontairement ajoutée aux échantillons
testés à Londres. Certaines analyses arrivent à
de teneurs en or qui dépassent 100 000 fois ce qui se
retrouve dans les roches des sites exploités par Frobisher,
ont-ils calculé. On ne sait pas si l'alchimiste londonien
a ajouté l'or aux échantillons pour plaire au marchand
Lok ou sur ordre de celui-ci, mais ce dernier s'est tout de même
retrouvé en prison pour fraude.
Les similarités entre cette fraude et un autre scandale
minier plus récent, l'affaire Bre-X, sont frappantes,
concluent les professeurs Beaudoin et Auger, dans l'article qu'ils
publient dans le numéro de juin du Canadian Journal
of Earth Sciences. Dans les deux cas, les analyses de la
teneur en or étaient suspectes, mais les gens ont choisi
d'écarter les tests négatifs pour ne retenir que
les résultats positifs. "Par-dessus tout, ce sont
les comportements des personnes impliquées qui se ressemblent
le plus, constate Georges Beaudoin. Les motivations sont comparables.
La soif de pouvoir et l'avidité expliquent sans doute
pourquoi les résultats des tests n'ont pas été
évalués objectivement. Devant une possibilité
de gains élevés, les gens perdent leur rationalité",
JEAN HAMANN
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