
Par quatre chemins
Arrivé à l'Université à
42 ans, Yvon Jodoin y a fait le plus beau des voyages: celui
qui conduit au bout de soi
On peut difficilement imaginer un parcours plus sinueux que
celui qui a conduit Yvon Jodoin de Saint-Théodore d'Acton
jusqu'à la grande scène du PEPS, où il a
reçu son diplôme de baccalauréat en géographie
le 6 juin. Trente-six voyages, trente-six métiers, trente-six
détours et autant de quêtes inassouvies. "Jamais
je n'aurais cru qu'un jour je participerais à une collation
des grades, raconte-t-il. Ce n'était vraiment pas mon
genre. Je pensais que l'université n'était pas
pour moi. Si je tenais à recevoir mon diplôme en
personne, c'est que jamais, de toute ma vie, je n'ai été
aussi fier d'avoir accompli quelque chose."
Cette journée-là, deux absents ont accompagné
en pensée l'étudiant de 45 ans alors qu'il acceptait
son précieux parchemin: sa mère, une universitaire
diplômée en musique, qu'il a perdue lorsqu'il avait
à peine dix ans - "Elle me disait qu'un jour j'irais
à l'université moi aussi" - et son père,
décédé tragiquement cet hiver lorsqu'un
train a happé son automobile. "Comme je suis enfant
unique, j'ai dû m'occuper de tout, identifier le corps
à la morgue, organiser les funérailles, vider la
maison, régler les papiers. Ça a été
une fin de bac difficile."
La bougeotte dans le sang
Le long voyage d'Yvon Jodoin a commencé peu de temps
après le décès de sa mère. Son père,
propriétaire de la beurrerie du village, est contraint
de fermer boutique lorsque les grandes laiteries font leur apparition.
Pour gagner sa vie, l'homme accepte alors toutes sortes d'emplois
qui le contraignent à voyager et à placer son fils
unique au pensionnat. "J'ai eu des relations difficiles
avec mon père à l'adolescence. J'étais en
rébellion et il m'a élevé du mieux qu'il
a pu dans les circonstances."
Après le secondaire V, Yvon Jodoin quitte l'école
et part à la découverte du monde - l'Ouest canadien,
l'Europe, l'Afrique du Nord - où il partage son temps
entre le travail et les voyages. Au début de la vingtaine,
il revient s'établir à Kamouraska où il
achète une vieille maison, avec vue sur le fleuve, qu'il
rénove avec l'argent que lui procure un travail chez Hydro-Québec.
Dès qu'il en a l'occasion, il repart en voyage. "J'étais
un débrouillard sans ambition et j'avais la bougeotte,
explique-t-il. Je ne possède pas beaucoup de biens matériels
et je n'ai jamais eu de grands besoins, de sorte que j'ai toujours
réussi à m'en tirer financièrement."
Au début des années 1990, il prend un congé
sans solde d'un an pour étudier la joaillerie dans une
école de métiers de Québec. "Je n'y
connaissais rien, mais je suis un manuel, je voulais apprendre
un travail et peut-être démarrer une petite entreprise.
Je n'avais pas vraiment idée de ce qui allait en résulter,
mais je faisais confiance à la vie." Son professeur
remarque son talent et l'invite à travailler dans sa boutique
sur la rue Cartier. Il y restera dix ans.
Cordonnier mal chaussé, Yvon Jodoin ne porte aucun bijou.
"Je n'ai pas d'attirance pour ces objets. Ce que j'aimais,
c'était travailler tranquillement dans l'atelier en écoutant
de la musique. J'aurais pu être luthier et être tout
aussi heureux." Pour arrondir ses fins de mois, il occupe,
comme son père l'avait fait autrefois, de nombreux emplois,
notamment technicien de scène et vendeur de pub pour une
station radio. À cela se mêlent des cours au cégep
pris ça et là lorsque son horaire un peu fou le
lui permet.
La route du mitan
Arrivent la quarantaine et son cruel compagnon, le questionnement.
"J'avais la liberté, mais je ne me sentais pas libre
et je ne me réalisais pas. Je me suis demandé de
quoi j'aurais l'air à 50 ans et ça m'a inquiété.
J'ai toujours voulu aller à l'université alors
je me suis dit: c'est ma dernière chance, j'y vais. C'est
là que j'ai ressenti les premières vraies peurs
de ma vie."
Son intérêt pour les voyages et les grands espaces
le pousse naturellement vers la géographie, où
il se retrouve entouré d'étudiants deux fois plus
jeunes que lui. "Je ne me tenais pas au café, mais
il y avait quelques étudiants, dont un que j'avais déjà
croisé en trekking au Népal, avec qui ça
a cliqué tout de suite. En fait, j'étais plus chum
avec les profs."
Sa peur de l'échec et son manque de confiance l'incitent
à prendre les bouchées doubles pour réussir.
"J'ai mis un nombre d'heures incroyable dans mes études
et j'arrivais épuisé aux fins de sessions. Finalement,
j'ai eu de bons résultats par rapport aux jeunes",
commente modestement celui qui a conservé la meilleure
moyenne cumulative de sa promotion.
Aujourd'hui, Yvon Jodoin n'hésite pas à dire que
ce retour aux études à 42 ans s'est avéré
le meilleur coup qu'il a jamais fait. "Je n'ai aucun regret
par rapport à mon ancienne vie. Je suis fichtrement content
de ce que je fais maintenant. C'est la belle vie."
L'un des points tournants du bac a été sa rencontre
avec le professeur Claude Lavoie. "Dès la fin de
la première année, il m'a offert un emploi d'été
pour travailler en recherche sur les tourbières. Ça
a fait toute la différence. Il croyait en moi et il m'a
fait confiance." Confiance au point de l'encourager à
poursuivre à la maîtrise dans son équipe.
"J'ai toujours eu de l'admiration pour les gens qui s'élèvent
par l'éducation", souligne-t-il pour expliquer sa
décision de pousser plus loin sa quête.
Ses recherches, qu'il entreprendra à l'automne, s'intéressent
à l'écologie et à la génétique
du roseau commun, une espèce qui se propage rapidement
le long des routes et des voies maritimes. Curieux hasard tout
de même que son sujet de mémoire porte sur cette
plante vagabonde qui, parce qu'elle plie sans se rompre, peut
faire face aux pires tempêtes de la vie.
JEAN HAMANN
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