
La philosophie est plus que jamais nécessaire
"La démocratie véritable suppose une
éducation aidant chacune et chacun à se forger,
de façon critique, une culture philosophique propre. Seule
une telle culture peut sauver l'expert de son expertise, le technicien
de sa technique, les sociétés humaines de la montée
de l'insignifiance."
La proposition de rendre optionnels les cours de philosophie
au cégep trahit une conception étriquée
de cette dernière et manque singulièrement de réalisme.
L'éducation supérieure doit apprendre à
penser toujours mieux. Ce qu'il s'agit de former avant tout,
c'est le jugement critique; lui seul rend autonome, libre.
Les problèmes de société et les problèmes
politiques s'avèrent de plus en plus globaux, complexes
au sens de tissés ensemble, cependant que le déploiement
des connaissances va dans le sens opposé, suivant des
labyrinthes toujours plus spécialisés, fragmentés,
détachés du tout. Paradoxalement, de moins en moins
de personnes sont préparées, par leur formation,
à faire face à ces problèmes globaux. On
sait pourtant ce que risque de donner au niveau collectif l'écoute
exclusive d'un expert -- en économie, par exemple, mais
quel que soit le domaine expert qu'on ne comprend souvent
du reste plus guère. En même temps les nouveaux
pouvoirs de communication restructurent tant l'action politique
que le monde de l'économie et de la science et façonnent
la société selon de nouveaux modèles culturels.
Leur impact sur la vie des personnes et des peuples, le libre
afflux des mots et des images à l'échelle mondiale,
transforment les relations humaines à tous les niveaux,
et même la compréhension du monde, démontrant
à neuf à quel point l'évolution des sociétés
est déterminée par la culture d'abord, bien avant
les modes de production ou les régimes politiques. On
le voit, jamais une bonne formation générale n'a
été aussi nécessaire, et à la base
de celle-ci, la philosophie.
Toute démocratie dépend de la qualité de
la formation des citoyens, de leur jugement, mais par conséquent
aussi du langage et de la capacité de discerner, de détecter
ce qui est démagogique, de tenir de véritables
débats rationnels sans lesquels la démocratie périclite
vite en son contraire. L'histoire l'a démontré
d'innombrables fois: à proportion que la faculté
d'expression, de communication, de penser dépérit
dans une société, la violence croît. Cette
violence prend notoirement au Québec la forme d'une violence
faite à soi-même: le suicide. La démocratie
véritable est extrêmement concrète et complexe,
elle implique le dynamisme constant de recherches, de découvertes,
de développements, de choix en vue du bien commun, qu'on
s'efforce dès lors sans cesse de réaliser de manière
pratique. Elle suppose une éducation aidant chacune et
chacun à se forger, de façon critique, une culture
philosophique propre. Seule une telle culture peut sauver l'expert
de son expertise, le technicien de sa technique, les sociétés
humaines de la montée de l'insignifiance.
Tout être humain a une philosophie implicite, consciente
ou point, certes souvent peu critique, mais qui commande sa vie
entière. Les questions les plus "brûlantes"
(Husserl) sont les questions qui portent sur le sens ou sur l'absence
de sens de la vie. Ces questions engagent la totalité
de l'expérience humaine. Or cette préoccupation
est au cur même de la philosophie. L'importance que l'on
accorde à la démarche des sciences pures vient
de ce qu'elle est la seule qui paraisse rendre possible un accord
universel, en reposant sur une réduction préalable
de l'expérience humaine à deux domaines, extrêmement
limités l'un et l'autre : celui de la perception et celui
du raisonnement formel. La décision méthodique
de s'en tenir à leur double évidence implique la
mise entre parenthèses de dimensions fondamentales de
la vie humaine qui toutes doivent trouver à se dire, s'expliciter
et se comprendre. Les arts, les lettres et la philosophie s'avèrent
en cela indispensables.
L'implication réciproque de tous les problèmes
au niveau planétaire et les effets de la techno-science
sur la nature mettent chaque jour davantage en relief l'importance
de l'humain. Il y a lieu de s'en réjouir s'ils suscitent
leur pendant éthique, le lien de solidarité, le
fait de tenir et de porter ensemble la responsabilité
de l'humain comme tel. Cette personne-ci, chacune et chacun d'entre
nous, est ce qu'il y a de plus complexe et de plus concret à
la fois en ce monde. De là vient la difficulté
de l'éthique et le défi majeur qu'elle pose à
la philosophie.
L'éducation vise l'être humain concret, donc total.
Dans le respect de tout ce qu'il est, dans le concret de la dignité
égale de tous les humains, quels qu'ils soient. La Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1948 a posé en principe
"la reconnaissance de la dignité inhérente
à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits
égaux et inaliénables", comme constituant
"le fondement de la liberté, de la justice et de
la paix dans le monde". Une prise de conscience accrue de
cette valeur fournit un repère indispensable aujourd'hui
dans la pluralité des cultures, parmi tant de morales
différentes, permettant la convivialité, le vivre
ensemble. La dignité humaine, rappelle la philosophie,
signifie que chaque être humain est au-dessus de tout prix,
unique au monde, devant être considéré comme
une fin, et jamais réductible à un moyen
ainsi que l'affirmait si justement Kant -- avec toutes les conséquences
pratiques que cela entraîne. Seule la philosophie peut,
dans le contexte pluraliste actuel, pleinement assurer une telle
prise de conscience et la porter à maturité.
On a d'autre part raison d'insister aujourd'hui sur l'urgence
d'éveiller plus que jamais à "la connaissance
de la connaissance", c'est-à-dire à l'évaluation
critique du savoir, permettant de mieux prévenir la part
d'illusion qui aura été si considérable
dans l'histoire, s'agissant de l'être humain lui-même
ou de telle forme de savoir qu'on croyait définitive alors
qu'elle ne l'était pas du tout. La connaissance de la
connaissance, en premier lieu la connaissance de l'illusion,
revient à savoir discerner, être critique, face
aux vues simplettes qui se présentent comme autant d'absolus.
On reconnaît là encore une des tâches les
plus aisément identifiables de la philosophie.
En ce moment l'éducation publique s'aligne sur les besoins
du marché de l'emploi. Cette approche d'apparence pratique
ne l'est pas du tout, elle est largement illusoire. Se concentrer
sur la technologie, par exemple, générera des diplômés
obsolètes. Il saute aux yeux, en pleine révolution
technologique, que cela signifie enseigner ce qui sera périmé
dans cinq ou dix ans -- à l'instar des ordinateurs du
même âge et qui ne fera par suite qu'accroître
davantage encore les frustrations. Le problème n'est pas
celui de créer des habiletés au sein d'une technologie
galopante, mais bien plutôt d'enseigner à des étudiants
à penser et leur fournir les outils intellectuels qui
les rendront aptes à réagir à la myriade
de changements, y inclus de changements technologiques, auxquels
ils auront à faire face dans les prochaines décennies.
Les gouvernements doivent s'appliquer à redonner aux humains
le "goût de l'avenir", selon l'expression de
Tocqueville. En pareille perspective, le premier défi
de l'éducation est de générer l'enthousiasme
qui poussera les jeunes, les décideurs de demain, à
progresser d'eux-mêmes vers de nouvelles quêtes de
sens et de savoir et de nouvelles questions, en n'évitant
pas les questions les plus brûlantes, à savoir les
questions ultimes dont nous parlions, comme celle du sens de
leur vie elle-même et de leur collectivité. Rien
n'est plus nécessaire à cet égard encore,
dans le présent contexte, que la philosophie.
THOMAS DE KONINCK
Titulaire de la Chaire
"La philosophie dans le monde actuel"
Université Laval
Ce texte a reçu l'appui de tous les départements
de philosophie des cégeps, réunis en assemblée
le 21 mai, ainsi que des directeurs et doyens de tous les départements
de philosophie des universités du Québec, francophones
et anglophones.
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