
Auschwitz, version soft
L'anthropologue Francine Saillant met en lumière
les contradictions de l'action humanitaire
«L'humanité est loin d'être sortie des
guerres, des catastrophes naturelles et des situations de grande
pauvreté. Face à ces malheurs d'envergure, les
organisations non gouvernementales (ONG) d'aide humanitaire,
qui sont animées par le sentiment que ce qui se passe
à l'autre bout de la planète nous concerne en tant
qu'humains, vivent de grandes contradictions et fonctionnent
dans une morale de l'ambiguïté, car l'altérité
en ce domaine est un univers complexe et très diversifié
où tout n'est pas pur.»
Ce point de vue est celui de Francine Saillant, professeure au
Département d'anthropologie de l'Université Laval.
Elle a tenu ces propos le vendredi 4 juin au Cercle du pavillon
Alphonse-Desjardins, lors du troisième Colloque du TIERCES
(Groupe de recherches transdisciplinaires sur les identités,
la responsabilité sociale, les communautés et la
santé de l'Université Laval). Son intervention
s'intitulait: «La responsabilité dans l'intervention
humanitaire: l'indifférence ou l'engagement?».
Des critiques acerbes
De nombreux intellectuels des sciences sociales remettent
en question la légitimité de l'action humanitaire
et de son éthique. Noam Chomsky, par exemple, croit que
les pays occidentaux se servent de l'humanitaire pour humaniser
leurs actions les plus atroces et donner bonne conscience aux
exactions de toutes sortes. Bernard Hours parle pour sa part
d'une forme de néocolonialisme dont la médecine
est le vecteur par excellence, de compassion mal placée
et de culpabilité de mauvais goût. Pour Giorgio
Agamben, les camps de réfugiés ont ceci de semblable
aux camps de la mort nazis ou staliniens qu'on y trouve des humains
sans statut, sauf celui de réfugié, et réduits
à l'état de besoin. Quant à Mariella Pandolfi,
elle décrit les ONG à l'oeuvre dans un espace géopolitique
incertain comme les relais du pouvoir des pays occidentaux.
«Ces propos, très critiques, comportent leur part
de vérité, indique Francine Saillant. Le point
de vue de Mariella Pandolfi questionne le sens de l'engagement
et de l'indifférence. L'engagement des intervenants de
terrain serait enchevêtré dans un intérêt
à peine masqué des pouvoirs politiques occidentaux
qui se serviraient de l'aide humanitaire pour occuper un territoire
et inscrire un nouvel ordre politique. La lutte contre l'indifférence
ne serait qu'une mascarade d'intérêts de toutes
sortes, le droit, un langage d'auto-justification et l'aide,
un moyen pour dominer les autres et les priver de leur autonomie.»
Un droit à l'aide
Le concept d'intervention humanitaire a beaucoup évolué
depuis la première Convention de Genève en 1864.
Aujourd'hui, l'action humanitaire repose sur deux piliers: l'assistance
et la protection. Elle vise toutes les populations jugées
vulnérables: les réfugiés en situation de
guerre, mais aussi les sans-abri, les enfants, les autochtones,
les prisonniers d'opinion, les handicapés, etc. Les femmes
en situation de conflit sont également visées.
Selon Francine Saillant, la reconnaissance récente du
viol comme crime de guerre par le Tribunal pénal international
(TPI) a ouvert la porte à une vision élargie des
besoins humains qui dépasserait la trilogie nourriture-toit-soins.
«Pour le TPI, dit-elle, le viol représente pour
l'ennemi l'une des façons de s'approprier doublement un
territoire. Le conquérant occupe l'espace géopolitique.
En même temps, il transmet ses gènes à l'enfant
qui, de ce fait, porte atteinte à l'identité généalogique
de sa mère.»
De la première Convention de Genève au concept
récent de droit humanitaire international, de la Déclaration
universelle des droits de l'Homme au concept de droit d'ingérence,
une panoplie de moyens juridiques fournissent le cadre moral
de l'obligation à agir. Ces moyens s'avèrent cependant
imparfaits car ils ne permettent pas de donner en toute circonstance
une légitimation au passage des frontières pour
que l'aide soit rendue possible. À ces considérations
s'ajoutent les rapports parfois conflictuels des ONG avec le
pouvoir politico-administratif des pays en cause, pouvoir qui
peut violer les droits humains ou dont la lourdeur administrative
peut ralentir les interventions. "Il faut penser une éthique
qui permette d'allier l'esprit du droit humanitaire et de son
histoire à l'esprit critique des intellectuels, mais aussi
qui donne une place à la vision des acteurs de terrain
impliqués dans l'action humanitaire", soutient Francine
Saillant.
YVON LAROSE
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