Les voix humaines
Les modes théâtrales changent mais
le monologue perdure
Un comédien s'avance sur scène, vers le public.
Seul. Il prend la parole. Parfois, le génie semble jaillir
de ses lèvres tant les mots sonnent justes, mais quelquefois
aussi l'effet tombe à plat car le monologue ne souffre
aucun artifice. Rien d'étonnant dans ces conditions que
cet art difficile stimule les dramaturges, des grands noms du
théâtre grec jusqu'aux plus récents créateurs
québécois. Du 15 au 17 mai, de nombreux spécialistes
et praticiens ont débattu avec passion des arcanes du
monologue alors que le Carrefour international de théâtre
battait son plein à Québec. L'occasion: un colloque
international organisé notamment par Irène Roy,
professeure d'études théâtrales à
l'Université Laval et Caroline Garand, chercheuse au Centre
de recherche interuniversitaire sur la littérature et
la culture québécoise (CRILCQ) et post-doctorante
à l'Université d'Ottawa, avec le soutien du CRILQ
et du Conseil de recherches en sciences humaines.
En fait, c'est Christine Borello, de la revue Théâtres
en perspectives, qui eu l'idée de cet événement
autour du monologue après avoir découvert les tranches
de vie écrites et jouées par Philippe Caubert,
un acteur français longtemps lié au Théâtre
du Soleil d'Ariane Mnouchkine. Le comédien n'a pu faire
le voyage vers le Québec mais des spécialistes
comme le belge Charles Cornette rendant hommage à Dario
Fo, le français Yves Ferry de la Compagnie de la mer ou
le suisse Daniele Finzi-Pasca, qui présentait sa pièce
Te amo au Carrefour, ont témoigné de l'importance
du monologue dans le théâtre. Yves Ferry a ainsi
expliqué comment son amitié privilégiée
avec l'auteur français Bernard-Marie Koltès avait
pu l'aider dans la mise en scène des textes de ce dramaturge,
tandis que Larry Tremblay, l'auteur de The Dragon Fly Of Chicoutimi,
mettait l'accent sur les liens entre le langage parlé
et celui du corps.
Dialogue entre praticiens et théoriciens
«J'ai beaucoup apprécié dans le colloque
l'arrimage entre la théorie et la pratique», indique
Irène Roy en citant par exemple la communication de Jean
Asselin. Membre de la Compagnie Omnibus, ce dernier a commenté
de façon très scientifique les répliques
ultimes des personnages de Shakespeare sur le point d'expirer,
tout en jouant devant ses auditoires quelques passages du dramaturge
anglais et en présentant des extraits filmés de
ses pièces. Les participants au colloque ont pu aussi
avoir un aperçu de la recherche et de la création
à travers une visite au LANTISS, le Laboratoire des nouvelles
technologies de l'image, du son et de la scène de l'Université
Laval, et une présentation des Suzes de Brakchita
par notre collaborateur Thierry Bissonnette et Catherine Morency.
En plus de parler de la singularité du monologue et de
ses liens avec les autres formes théâtrales dans
les oeuvres de Pol Pelletier, de Robert Lepage ou dans le théâtre
de l'âge classique, les conférenciers ont aussi
souligné l'importance de ce style narratif dans la dramaturgie
d'ici. Pour Caroline Garand, le théâtre québécois
naît véritablement avec la création, au milieu
des années trente, de Fridolin, le personnage de Gratien
Gélinas, qui produira ensuite Tit-Coq en 1948.
«Avec ce monologue autour des rêves que contient
son cahier, c'est le premier personnage à prendre son
destin en mains», explique la chercheuse de l'Université
d'Ottawa.
Irène Roy renchérit en mettant en lumière
la lucidité de ce anti-héros, si proche au fond
du public qui vient l'écouter. «Il faut attendre
Les Belles-surs de Michel Tremblay, en 1968, pour que
le monologue réapparaisse dans toute sa force sur les
scènes des théâtres institutionnalisés»,
rappelle la professeure. Tout au long des années 1970,
les créateurs usent du monologue dans Les fées
ont soif ou La nef des sorcières pour se dire
sans gêne, s'écouter, se remettre en question, et
surtout ouvrir le débat avec l'auditoire, traduisant ainsi
les bouleversements vécus par un Québec en pleine
évolution. Après l'échec référendaire
de 1980, la prise de parole se fait moins collective qu'individuelle.
Comme le remarque Élisabeth Plourde, étudiante
au doctorat en arts de la scène, le monologue dans Cendres
de cailloux de Daniel Danis ou dans Le syndrome
de Cézanne reflète le désenchantement
d'une génération, sa déresponsabilisation
face à la politique, et surtout sa difficulté à
trouver sa voie. Bref, les modes théâtrales changent
mais le monologue perdure.
PASCALE GUÉRICOLAS
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