La fin d'une utopie
Le travail a une emprise croissante sur les
autres activités de la vie
Ceux qui prédisaient, au tournant des années
1970, que la société des loisirs était à
nos portes peuvent aller se rhabiller: jamais le Québec
n'a été aussi éloigné de ce grand
rêve puisque, à l'exception des jeunes, l'on travaille
autant de nos jours qu'il y a un quart de siècle. Pire
encore: selon les données de Statistique Canada couvrant
la période 1976 à 2002, un Québécois
sur trois, âgés de 25 ans et plus, travaillerait
plus de 40 heures par semaine. Et environ un sur cinq consacrerait
50 heures et plus à son travail chaque semaine.
Ces chiffres inquiétants ont été rendus
publics par Paul-André Lapointe, professeur au Département
des relations industrielles de l'Université Laval, le
jeudi 6 mai à l'hôtel Hilton Québec lors
du 59e Congrès annuel des relations industrielles de l'Université
Laval. Quelques centaines de personnes provenant des milieux
syndicaux, patronaux et gouvernementaux ont assisté aux
activités qui se sont déroulées pendant
deux jours sur le thème «Le travail tentaculaire:
existe-t-il une vie hors du travail?».
Selon Paul-André Lapointe, les causes du phénomène
du travail excessif sont la forte augmentation du contenu intellectuel
du travail et la non moins forte augmentation de l'autonomie
du travailleur. Autre facteur aggravant: l'ordinateur portatif
et le téléphone cellulaire viendraient effriter
les frontières qui existaient traditionnellement entre
le lieu de travail et le domicile. Le travail excessif laisse
peu de place à des activités hors travail et il
peut conduire à des problèmes de santé psychologique,
comme l'épuisement professionnel (burn-out). Il
représente aussi des coûts directs et indirects
pour les organisations. «Aujourd'hui, indique Paul-André
Lapointe, nous aimons trop notre travail. Nous sommes pris par
des défis à relever. Le travail permet une certaine
réalisation de soi. Mais il a un effet pervers: si nous
sommes trop mobilisés, nous risquons une perte de maîtrise
de notre vie.»
Les «travailleurs du savoir»
Le travail excessif touche les professionnels qui travaillent
sur le savoir, l'information, l'humain et la gestion. Les statistiques
compilées par Paul-André Lapointe révèlent
que les semaines de travail de 50 heures et plus s'observent
principalement chez près de la moitié des cadres
supérieurs et intermédiaires, et chez près
de 30 % des professionnels en soins de santé et sciences
infirmières. Quant aux professionnels qui abattent plus
de 40 heures par semaine, leur nombre est en nette progression
depuis une quinzaine d'années, en particulier dans les
soins de santé et les sciences infirmières, les
sciences sociales, l'enseignement et l'administration publique.
Paul-André Lapointe soutient que les «travailleurs
du savoir» ont beaucoup de difficulté à se
"libérer" de leur travail parce que leur esprit
est mobilisé bien en dehors des heures formelles de travail.
«Leur travail, dit-il, consiste en grande partie en la
résolution de problèmes complexes qui sollicitent
considérablement l'esprit, que l'on soit au bureau ou
à la maison. La plus grande autonomie au travail et sa
complexité accrue font en sorte qu'il est bien difficile
d'évaluer le temps requis pour réaliser certaines
tâches. C'est tout le contraire du taylorisme. Les gens
sont évalués sur la base de résultats et
de performances qui sont difficiles à mesurer. Souvent,
pour les atteindre, ils ne comptent pas leur temps. Et pour s'assurer
qu'ils ont bien atteint ces performances, les travailleurs ont
tendance à en faire davantage.» Selon ce dernier,
la tendance dans les entreprises à faire plus avec moins
vient augmenter la pression à la performance. D'autre
part, le travail tentaculaire s'étendrait progressivement
à l'économie traditionnelle. Le travail en usine
devient de plus en plus intellectualisé par l'utilisation
d'ordinateurs de contrôle des procédés. Et
les ouvriers sont fréquemment confrontés à
la résolution de problèmes.
YVON LAROSE
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