
L'empreinte de l'ange
Une traversée des apparences en compagnie de Safia
Leghari à la Galerie des arts visuels
"Qui voudrait bien se faire peindre de la tête
aux pieds, à part moi?" C'est la question que s'est
posée Safia Leghari lorsqu'elle a commencé à
chercher des modèles pour sa série d'expériences
sur le corps humain, en novembre 2002, dans le cadre de son mémoire
de maîtrise en arts visuels. Depuis, l'artiste a non seulement
trouvé plusieurs personnes qui ont consenti à se
faire enduire le corps d'acrylique mais elle a aussi réalisé
un coup de maître en imprégnant ces corps vivants
de son imagination fertile.
Ce sont ces empreintes littéralement figées sur
toile mais vibrantes d'émotions qu'on peut voir à
la Galerie des arts visuels jusqu'au 9 mai. Ayant pour titre
"Zone de passage", l'exposition présente quinze
oeuvres comme autant de sujets qui battent des ailes pour retrouver
le paradis perdu du corps réel, à moins que ce
ne soit la réalité qui veuille retrouver la fiction.
"Ma démarche créatrice repose essentiellement
sur l'empreinte, explique Safia Leghari. Cette empreinte est
réalisée sur les recto et verso des toiles avec
des corps humains couverts de peinture qui servent de matrices,
donnant ainsi naissance à des toiles bi-faces. Plus concrètement,
le sujet se trouve plaqué sur la toile et la force gravitationnelle
fait le reste. Je complète en exerçant une légère
pression sur certains creux du corps qui autrement, n'apparaîtraient
pas."
Lâcher prise
Après l'encrage, l'impression et l'encrage, Safia
Leghari ne retouche pas la toile, afin de garder l'aspect brut
de l'oeuvre et de laisser place aux imprévus tels que
les plis de pression, de frottement, de rétrécissement,
les traversées partielles, les décalages, les allongements,
les pliés/dépliés. Il en résulte
ce qu'elle appelle "des phénomènes",
soit des effets involontaires qui donnent à certaines
oeuvres une impression d'étrangeté, un peu comme
si le corps prenait son envol après s'être réintégré.
C'est le cas de Pieds, Pas, Passage où le modèle
a marché pieds nus sur le support avant de s'étendre,
sans que personne ne remarque que ses pieds étaient enduits
de peinture. Dans In and out, on aperçoit aussi
des traces de pieds se diriger vers un corps qui s'apprête
à prendre son envol. Dans ce dernier cas, les traces correspondent
à un choix de l'artiste et s'inscrivent sous le signe
de l'événement volontaire. Enfin, les rapports
duels sont multiples dans la démarche de Safia Leghari:
le corps et l'âme s'affichent ensemble, l'opacité
et la transparence se répondent, le plein et le vide s'embrasent
et le recto et le verso ne forment qu'une seule et même
page. "Tout au long du cheminement, les corps des modèles
perdent de leur individualité pour tomber dans l'anonymat,
explique Safia Leghari. Le corps du modèle passe d'un
corps particulier à un corps incognito, d'un corps individuel
à un corps universel, à fois incarné et
désincarné"
Créées par le pigment qui traverse le support d'un
côté à l'autre, ces apparitions fantomatiques
ailées incitent à la réflexion. Nous sommes
face à une énigme. On pense au Saint-Suaire, à
la résurrection des corps, au passage vers l'au-delà,
à tout ce qui touche l'immatérialité. "L'étude
des peintures-empreintes m'a révélé un monde
insoupçonné qui n'est pas celui des aptitudes techniques
de l'artiste-peintre, mais plutôt celui de l'ouverture
du créateur à accueillir l'involontaire, une sorte
de lâcher-prise du contrôle technique", conclut
Safia Leghari.
La Galerie des arts visuels est située au 255, boulevard
Charest Est.
RENÉE LAROCHELLE
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